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engendre le droit civil. Comme en réalité le seul sujet du droit civil est l'être libre, le principe qui domine le droit civil tout entier est le respect de la liberté; le respect de la liberté s'appelle la justice.

La justice confère à chacun le droit de faire tout ce qu'il veut, sous cette réserve que l'exercice de ce droit ne porte aucune atteinte à l'exercice du droit d'autrui. L'homme qui, pour exercer sa liberté, violerait celle d'un autre, manquant ainsi à la loi même de la liberté, se rendrait coupable. C'est toujours envers la liberté qu'il est obligé, que cette liberté soit la sienne ou celle d'un autre. Tant que l'homme use de sa liberté sans nuire à la liberté de son semblable, il est en paix avec lui-même et avec les autres. Mais aussitôt qu'il entreprend sur des libertés égales à la sienne, il les trouble et les déshonore, il se trouble et se déshonore lui-même, car il porte atteinte au principe même qui fait son honneur et qui est son titre au respect des autres.

La paix est le fruit naturel de la justice, du respect que les hommes se portent ou doivent se porter les uns aux autres, à ce titre qu'ils sont tous égaux, c'est-à-dire qu'ils sont tous libres.

Mais vous concevez que la paix et la justice ont des adversaires permanents et infatigables dans les passions, filles du corps, et naturellement ennemies de la liberté, fille de l'âme. Quiconque enfreint la liberté est coupable, et par conséquent répréhensible; car l'homme n'a pas seulement le droit de défendre sa liberté, il en a le devoir. De là l'idée de la répression et la légitimité du droit de punir. Si l'homme, coupable seulement envers sa propre liberté, ne relève que du tribunal de la raison et de la conscience; dès qu'il trouble des libertés égales à la sienne, il est responsable devant ses semblables, il mérite d'être traduit devant un tribunal qui punisse les violateurs de la justice et de la paix, les ennemis de la liberté publique.

Mais qui composera ce tribunal? Qui pourra saisir et punir le coupable? Qui sera dépositaire de la puissance nécessaire pour faire respecter la liberté, la justice et la paix? Ici vient l'idée de gouvernement.

La société est le développement régulier, le commerce paisible de toutes les libertés, sous la protection de leurs droits réciproques.

Mais la force qui doit servir peut nuire aussi. L'art social n'est autre chose que l'art d'organiser le gouvernement de manière qu'il puisse toujours veiller efficacement à la défense des

institutions protectrices de la liberté, sans jamais pouvoir tourner contre ces institutions la force qui lui a été confiée pour les maintenir.

Le principe et l'objet de tout gouvernement humain digne de ce nom est la protection des droits naturels, comme l'ont reconnu les deux nations modernes qui ont porté le plus haut le génie de l'organisation sociale, l'Angleterre dans le fameux bill des droits, et surtout la France dans l'immortelle déclaration des droits de l'homine et du citoyen.

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Justice et charité.

Des devoirs de charité qui incombent au gouvernement,
ou la charité publique.

Le gouvernement d'une société humaine est aussi une personne morale. Il a un cœur comme l'individu ; il a de la générosité, de la bonté, de la charité. Il y a des faits légitimes et même universellement admirés, qui ne s'expliquent pas, si on réduit la fonction du gouvernement à la seule protection des droits. Le gouvernement doit aux citoyens, mais en une certaine mesure, de veiller à leur bien-être, de développer leur intelligence, de fortifier leur moralité.

Mais la charité n'échappe pas à la loi qui place le mal à côté du bien, et condamne les choses les meilleures aux périls qu'entraîne leur abus. C'est alors que s'applique la triste maxime: Ce qu'il y a de pire est la corruption de ce qu'il y a de meilleur. La justice elle-même, si on s'y renferme exclusivement, sans y joindre la charité, dégénère en une sécheresse insupportable. Un malheureux est là souffrant devant nous. Notre conscience est-elle satisfaite, si nous pouvons nous rendre le témoignage de n'avoir pas contribué à sa souffrance? Non, quelque chose nous dit qu'il est bien encore de lui donner du pain, des secours, des consolations. De son côté, la charité peut avoir aussi ses dangers. Elle tend à substituer son action propre à l'action de celui qu'elle veut servir; elle efface un peu sa personnalité, et se fait en quelque sorte sa providence. Pour être utile aux autres, on s'impose à eux, et on risque d'attenter à leurs droits. L'amour, en se donnant, asservit. Sans doute il ne nous est pas interdit d'agir sur autrui; nous le pouvons toujours par la prière et l'exhortation; nous le pouvons aussi par la menace, quand nous voyons un de nos semblables s'engager dans une action criminelle ou in

sensée. Nous avons même le droit d'employer la force quand la passion emporte la liberté et fait disparaître la personne. C'est ainsi que nous pouvons, que nous devons même empêcher par la force le suicide d'un de nos semblables. La puissance légitime de la charité se mesure sur le plus ou moins de liberté et de raison de celui auquel elle s'applique. Quelle délicatesse ne faut-il pas dans l'exercice de cette vertu périlleuse! Comment apprécier assez certainement le degré de liberté que possède encore un de nos semblables, pour savoir jusqu'où on peut se substituer à lui dans le gouvernement de sa destinée? Et quand, pour servir une âme faible, on s'est emparé d'elle, qui est assez sûr de soi pour n'aller pas plus loin, pour ne passer pas de l'amour de la personne dominée à l'amour de la domination elle-même ? La charité est souvent le commencement et l'excuse, et toujours le prétexte des grandes usurpations. Pour avoir le droit de s'abandonner aux mouvements de la charité, il faut s'être affermi soi-même dans un long exercice de la justice.

Je puis ici indiquer quelques devoirs de la charité civile, qui sont à la fois manifestes et purs de tout danger:

1° L'État doit aux citoyens que le malheur accable aide et protection pour la conservation et pour le développement de leur vie physique. De là l'utilité, la nécessité même des institutions de bienfaisance, le plus possible volontaires et privées, quelquefois publiques, ou formées avec l'intervention de l'État en une certaine mesure qu'il est impossible de déterminer d'une manière unique et absolue pour des cas variables et différents. Sans multiplier abusivement les hospices pour l'enfance délaissée, pour les malades et les vieillards sans ressources, il faut bien se garder de les proscrire, comme le veut une étroite et impitoyable économie politique;

20 L'Etat doit à qui en a besoin aide et protection aussi dans le développement de sa vie intellectuelle. Dieu a voulu que toute nature intelligente portât ses fruits. L'État est responsable de toutes les facultés qui avortent par une brutale oppression. La charité éclairée doit à tous cette première instruction qui einpêche l'homme de déchoir de sa nature et de tomber du rang d'homme à celui d'animal;

3. Il doit encore, il doit surtout, et à tout citoyen, aide et protection dans le développement de sa vie morale. L'homine n'est pas seulement un être intelligent, il est un être moral, c'està-dire capable de vertu; la vertu est encore bien plus que la

pensée le but de son existence; elle est sainte entre toutes les choses saintes. L'État doit donc souvent procurer et toujours surveiller l'éducation des enfants, soit dans les écoles publiques, soit dans les écoles privées; il a le devoir de venir en aide à ceux que la pauvreté priverait de ce grand bienfait. Que l'État leur ouvre des écoles appropriées à leurs besoins, et qu'il les y retienne jusqu'à ce qu'ils sachent ce que c'est que Dieu, l'âme et le devoir; car la vie humaine, sans ces trois mots bien compris, n'est qu'une douloureuse et accablante énigme ;

4° La charité intervient jusque dans la punition des crimes: à côté du droit de punir, elle met le devoir de corriger. L'homme coupable est un homme encore; ce n'est pas une chose dont on doive se débarrasser dès qu'elle nuit, une pierre qui tombe sur notre tête et que nous rejetons dans l'abîme, afin qu'elle ne blesse plus personne. L'homme est un être raisonnable, capable de comprendre le bien et le mal, de se repentir et de se réconcilier un jour avec l'ordre. Ces vérités ont donné naissance à des ouvrages qui honorent la fin du xvin° siècle et le commencement du xıxo. Beccaria, Filangieri, Bentham, ont réclamé contre la rigueur excessive des lois pénales. Le dernier surtout, par la conception des maisons de pénitence, rappelle les premiers temps du christianisme, où le châtiment consistait, dit-on, en une expiation qui permettait au coupable de remonter par le repentir au rang qu'il avait perdu. Punir est juste, améliorer est charitable. Dans quelle mesure ces deux principes doivent-ils s'unir? Rien de plus délicat, de plus difficile à déterminer. Ce qu'il y a de certain, c'est que la justice doit dominer. En entreprenant l'amendement du coupable, le gouvernement usurpe, d'une usurpation bien généreuse, sur les droits de la religion, mais il ne doit pas aller jusqu'à oublier sa fonction propre et son devoir rigoureux.

En résumé, respecter les droits d'autrui et faire du bien aux hommes, être à la fois juste et charitable, voilà la morale sociale dans les deux éléments qui la constituent. Voilà pourquoi la Révolution française, qui a recueilli et accru tous les progrès de la philosophie morale et politique, après avoir écrit sur son drapeau la liberté et l'égalité, y a joint le grand nom de la fraternité, qui tour à tour a donné l'élan aux vertus les plus sublimes et servi de prétexte aux plus dures tyrannies.

D'ailleurs, hâtons-nous de le reconnaître ou plutôt de le répéter la justice, encore plus que la charité, est le fond de toute la société, et ce fond est immortel.

Les droits et les devoirs de l'homme, dont la déclaration est moderne, sont aussi anciens que l'homme. Il est juste de faire cette profession de foi en l'honneur de l'humanité. Aussitôt que l'homme s'est connu, il s'est connu comme un être libre, et il s'est respecté ; il s'est mis au-dessus des choses, et il a su qu'il s'avilirait, soit en violant la liberté des autres, soit en laissant violer la sienne. De tout temps la liberté a été connue et honorée, mais plus ou moins, et toujours partiellement. Tel droit éclairait déjà l'espèce humaine, quand tel autre était encore dans l'ombre. La sainte liberté ne découvre pas d'abord toute sa face; elle ne lève que successivement ses voiles; mais le peu qu'elle montre d'elle, sans la révéler tout entière, suffit à l'homme pour ennoblir son existence et lui donner la conviction qu'il vaut mieux que ce monde au milieu duquel il se trouve jeté.

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Le vrai monde de l'homme est celui de la liberté, et sa vraie histoire n'est autre chose que le progrès constant de la liberté de plus en plus comprise d'âge en âge, et s'étendant toujours dans la pensée de l'homme, jusqu'à ce que d'époque en époque arrive celle où tous les droits soient connus et respectés, et où, pour ainsi parler, l'essence même de la liberté se manifeste.

La philosophie de l'histoire nous montre, à travers les vicissitudes qui élèvent et précipitent les sociétés, les démarches continuelles de l'humanité vers la société idéale dont nous vous avons tracé une bien imparfaite image, et qui serait la complète émancipation de la personne humaine, le règne de la liberté sur la terre. Cette société idéale ne se réalise jamais d'une manière absolue; car tout idéal en se réalisant s'altère, mais tout altéré qu'il est, c'est encore lui qui fait la beauté des choses auxquelles il se mêle; c'est un rayon de la vraie société qui, en se faisant jour dans les diverses sociétés particulières qui se succèdent, leur communique de plus en plus quelque chose de sa grandeur et de sa force.

Longtemps l'humanité se repose dans une forme de la liberté qui lui suffit. Cette forme ne s'établit et ne se soutient qu'autant qu'elle convient à l'humanité. Il n'y a jamais d'oppression entière et absolue, même dans les époques qui nous paraissent aujour d'hui les plus opprimées; car un état de la société ne dure, après

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