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XIII. Des droits naturels de l'homme. Leur rapport avec la justice.

Relevé à ses propres yeux par le sentiment de sa liberté, l'homme se juge supérieur à toutes les choses qui l'environnent; il estime qu'elles n'ont d'autre prix que celui qu'il leur donne, parce qu'elles ne s'appartiennent point à elles-mêmes. Il se reconnaît le droit de les occuper, de les appliquer à son usage, de changer leur forme, d'altérer leur arrangement naturel, d'en faire, en un mot, ce qu'il lui plaît, sans qu'aucun remords pénètre dans son âme.

Le premier fait moral que la conscience atteste est donc la dignité de la personne relativement aux choses, et cette dignité réside particulièrement dans la liberté.

La liberté, qui élève l'homme au-dessus des choses, l'oblige par rapport à lui-même. S'il s'attribue le droit de faire des choses ce qu'il lui plaît, il ne se sent pas celui de pervertir sa propre nature; au contraire, il se sent le devoir de la maintenir et de perfectionner sans cesse la liberté qui est en lui. Telle est la loi première, le devoir le plus général que la raison impose à la liberté. Ainsi le caprice, la violence, l'orgueil, l'envie, la paresse, l'intempérance, sont des passions que la raison ordonne à l'homme de combattre, parce qu'elles portent atteinte à la liberté et altèrent la dignité de la nature humaine.

La force libre qui constitue l'homme lui est respectable à luimême; de même, toute force libre lui est respectable, et la liberté lui paraît grande et noble en soi, partout où il la rencontre. Or, quand les hommes se considèrent, ils se trouvent, les uns comme les autres, des êtres libres.

Inégaux par tout autre endroit, en force physique, en santé, en beauté, en intelligence, ils ne sont égaux que par la liberté : car nul homme n'est plus libre qu'un autre. Ils font tous de la liberté des usages différents; ils ne sont pas plus ou moins libres, ils ne s'appartiennent pas plus ou moins à eux-mêmes. A ce titre, mais à ce titre seul, ils sont égaux. Aussitôt que ce rapport naturel se manifeste, l'idée majestueuse de la liberté mutuelle développe celle de la mutuelle égalité, et par conséquent l'idée du devoir égal et mutuel de respecter cette liberté, sous peine de nous traiter les uns les autres comme des choses et non pas comme des personnes.

Envers les choses je n'ai que des droits; je n'ai que des devoirs

envers moi-même; envers vous j'ai des droits et des devoirs qui dérivent du même principe. Le devoir que j'ai de vous respecter est mon droit à votre respect; et réciproquement, vos devoirs envers moi sont mes droits envers vous. Ni vous ni moi nous n'avons d'autre droit l'un envers l'autre que le devoir mutuel de nous respecter tous les deux.

Il ne faut pas confondre la puissance et le droit. Un être pourrai avoir une puissance immense, celle de l'ouragan, de la foudre, celle d'une des forces de la nature s'il n'y joint la liberté, il n'est qu'une chose redoutable et terrible: il n'est point une personne, il n'a pas de droits. Il peut inspirer une terreur immense; il n'a pas droit au respect. On n'a pas de devoirs envers lui.

Le devoir et le droit sont frères. Leur mère commune est la liberté. Ils naissent le même jour, ils grandissent, ils se développent et périssent ensemble.

On pourrait dire que le droit et le devoir ne font qu'un et sont le même être envisagé de deux côtés différents. Qu'est-ce, en effet, nous venons de le dire, et on ne saurait trop se le répéter à soi-même et aux autres, qu'est-ce que mon droit à votre respect, sinon le devoir que vous avez de me respecter, parce que je suis un être libre? Mais vous-même vous êtes un être libre, et le fondement de mon droit et de votre devoir devient pour vous le fondement d'un droit égal et en moi d'un égal devoir.

Je dis égal de l'égalité la plus rigoureuse, car la liberté, et la liberté seule, est égale à elle-même. Voilà ce qu'il importe de bien comprendre. Il n'y a d'identique en moi que la personne ; tout le reste est divers; par tout le reste les hommes diffèrent, car la ressemblance est encore de la différence. Comme il n'y a pas deux feuilles qui soient les mêmes, il n'y a pas deux hommes absolument les mêmes par le corps, par la sensibilité, par l'imagination, par la mémoire, par l'entendement, par l'esprit, par le cœur. Mais il n'est pas possible de concevoir de différence entre le libre arbitre d'un homme et le libre arbitre d'un autre. Je suis libre ou je ne le suis pas. Si je le suis, je le suis autant que vous, et vous l'êtes autant que moi; il n'y a pas là de plus et de moins; on est une personne morale tout autant et au même titre qu'une autre personne morale. La volonté, qui est le siége de la liberté, est la même dans tous les hommes. Elle peut avoir à son service des instruments différents, des puissances différentes, et par conséquent inégales, soit matérielles, soit spirituelles. Mais les puis

sances dont la volonté dispose ne sont pas elle, et ne la mesurent pas exactement, car elle n'en dispose point d'une manière absolue. Le seul pouvoir libre est celui de la volonté, et celui-là l'est essentiellement. Si la volonté reconnaît des lois, ces lois ne sont pas des mobiles, des ressorts qui la meuvent ce sont des lois idéales, celle de la justice, par exemple; la volonté reconnait cette loi, et en même temps elle a la conscience de pouvoir s'y conformer ou l'enfreindre, ne faisant l'un qu'avec la conscience de pouvoir faire l'autre, et réciproquement. Là est le type de la liberté et en même temps de la vraie égalité.

La liberté, avec l'égalité ainsi définie, engendre tous les droits et tous les devoirs. Le développement le plus intime du moi libre est la pensée. Toute pensée, comme telle, considérée dans les limites de la sphère individuelle, est sacrée. La pensée en soi, uniquement occupée à la recherche de la vérité, c'est la philosophie proprement dite. La philosophie exprime dans son degré le plus pur et le plus élevé la liberté et la dignité de la pensée. La liberté philosophique est donc la première de toutes les libertés.

Un autre développement intime de la pensée est la pensée religieuse. Les religions, comme les philosophies, contiennent plus ou moins de vérité; il en est une qui surpasse incomparablement toutes les autres; mais toutes ont un droit égal à leur libre exercice, en tant du moins qu'elles n'ont rien de contraire à la dignité de la personne humaine.

Une religion, par exemple, qui autoriserait la polygamie, c'està-dire l'oppression et l'avilissement de la femme, cette moitié de l'humanité, ne pourrait être soufferte. Un culte qui, en recommandant à ses fidèles d'observer entre eux la bonne foi et la sincérité, les en dispenserait envers les fidèles des autres cultes, devrait être interdit. Il en serait de même de toute congrégation religieuse qui imposerait à ses membres l'entière abdication de leur libre arbitre, et leur prescrirait de se considérer à l'égard de leur chef comme de simples choses, comme un bâton ou comme un cadavre.

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La propriété est sacrée, parce qu'elle représente le droit de la personne elle-même. Le premier acte de pensée libre et personnelle est déjà un acte de propriété. Notre première propriété,

EXT. GR. PHILOS.

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c'est nous-même, c'est notre moi, c'est notre liberté, c'est notre pensée; toutes les autres propriétés dérivent de celle-là et la réfléchissent.

L'acte primitif de propriété consiste dans l'imposition libre de la personne humaine sur les choses; c'est par là que je les fais miennes dès lors, assimilées à moi-même, marquées du sceau de ma personne et de mon droit, elles cessent d'être de simples choses à l'égard des autres, et par conséquent elles ne tombent plus sous leur occupation et sous leur appropriation. Ma propriété participe de ma personne; elle a des droits par moi, si je puis m'exprimer ainsi, ou, pour mieux dire, mes droits me suivent en elle, et ce sont ces droits qui sont dignes de respect.

La théorie qui fonde le droit de propriété sur une occupation primitive touche à la vérité, elle est même vraie, mais elle a besoin d'être expliquée. Qu'est-ce qu'occuper? C'est faire sien, c'est s'approprier. Il y avait donc, avant l'occupation, une propriété première que nous étendons par l'occupation; cette propriété première, au delà de laquelle on ne peut remonter, c'est notre personne. Cette personne, ce n'est pas notre corps; notre corps est à nous, il n'est pas nous. Ce qui constitue la personne, c'est essentiellement, nous l'avons établi depuis longtemps, notre activité volontaire et libre, car c'est dans la conscience de cette libre énergie que le moi s'aperçoit et s'affirme. Le moi, voilà la propriété primitive et originelle, la racine et le modèle de toutes les autres.

Quiconque ne part pas de cette propriété première, évidente par elle-même, est incapable d'en établir aucune légitimement, et, qu'il le sache ou l'ignore, il est condamné à un perpétuel paralogisme il suppose toujours ce qui est précisément en question.

Le moi est donc une propriété évidemment sainte et sacrée. Pour effacer le titre des autres propriétés, il faut nier celle-là, ce qui est impossible; et, si on la reconnaît, par une conséquence nécessaire il faut reconnaître toutes les autres, qui ne sont que celle-là manifestée et développée. Notre corps n'est à nous que comme le siége et l'instrument de notre personne, et il est après elle notre propriété la plus intime. Tout ce qui n'est pas une personne, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas doué d'une activité intelligente et libre, c'est-à-dire encore tout ce qui n'est pas doué de conscience, est une chose. Les choses sont sans droit, le droit n'est que dans la personne. Et les personnes n'ont point de droit

sur les personnes; elles ne peuvent les posséder ni en user à leur gré fortes ou faibles, elles sont sacrées les unes aux autres.

La personne a le droit d'occuper les choses, et en les occupant elle se les approprie; une chose devient par là propriété de la personne, elle lui appartient à elle seule, et nulle autre personne n'y a plus de droit. Ainsi le droit de première occupation est le fondement de la propriété hors de nous; mais il suppose luimê ne le droit de la personne sur les choses, et, en dernière analyse, celui de la personne, comme étant la source et, le principe de tout droit.

La personne humaine, intelligente et libre, et qui à ce titre s'appartient à elle-même, se répand successivement sur tout ce qui l'entoure, se l'approprie et se l'assimile, d'abord son instrument immédiat, le corps, puis les diverses choses inoccupées dont elle prend possession la première, et qui servent de moyen, de matière cu de théâtre à son activité.

Après le droit de premier occupant, vient le droit qui naît du travail et de la production.

Le travail et la production ne constituent pas, mais confirment ct développent le droit de propriété. L'occupation précède le travail, mais elle se réalise par le travail. Tant que l'occupation est toute seule, elle a quelque chose d'abstrait en quelque manière, d'indéterminé aux yeux des autres, et le droit qu'elle fonde est obscur, mais, quand le travail s'ajoute à l'occupation, il la déclare, la détermine, lui donne une autorité visible et certaine. Par le travail, en effet, au lieu de mettre simplement la main sur une chose inoccupée, nous y imprimons notre caractère, nous nous l'incorporons, nous l'unissons à notre personne. C'est là ce qui rend respectable et sacrée aux yeux de tous la propriété sur laquelle a passé le travail libre et intelligent de l'homme. Usurper la propriété qu'il possède en qualité de premier occupant est une action injuste; mais arracher à un travailleur la terre qu'il a arrosée de ses sueurs est aux yeux de tous une iniquité 'évoltante.

XV. Le gouvernement a pour objet la protection des droits naturels.

Il résulte de ce qui vient d'être dit, que le droit naturel repose sur un seul principe, qui est la sainteté de la liberté de l'homme. Le droit naturel, dans ses applications aux diverses relations des hommes entre eux et à tous les actes de la vie sociale, contient et

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