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vertu de la beauté; il la fortifie de toute la puissance, de tout le charme de l'idéal; c'est à elle ensuite de faire son œuvre; l'artiste a fait la sienne, quand il a procuré à quelques âmes d'élite le sentiment exquis de la beauté. Ce sentiment pur et désintéressé est un noble allié du sentiment moral et du sentiment religieux; il les réveille, les entretient, les développe, mais c'est un sentiment distinct et spécial. De même, l'art, fondé sur ce sentiment, qui s'en inspire et qui le répand, est à son tour un pouvoir indépendant. Il s'associe naturellement à tout ce qui agrandit l'âme, à la morale et à la religion; mais il ne relève que de lui-même.

Renfermons bien notre pensée dans ses justes limites. En revendiquant l'indépendance, la dignité propre et la fin particulière de l'art, nous n'entendons pas le séparer de la religion, de la morale, de la patrie. L'art puise ses inspirations à ces sources profondes, aussi bien qu'à la source toujours ouverte de la nature. Mais il n'en est pas moins vrai que l'art, l'État, la religion, sont des puissances qui ont chacune leur monde à part et leurs effets propres; elles se prêtent un concours mutuel; elles ne doivent point se mettre au service l'une de l'autre. Dès que l'une d'elles s'écarte de sa fin, elle s'égare et se dégrade. L'art se met-il aveuglément aux ordres de la religion et de la patrie ? en perdant sa liberté, il perd son charme et son empire.

On cite sans cesse la Grèce antique et l'Italie moderne comme des exemples triomphants de ce que peut l'alliance de l'art, de la religion et de l'État. Rien de plus vrai, s'il s'agit de leur union; rien de plus faux, s'il s'agit de la servitude de l'art. L'art en Grèce a é é si peu esclave de la religion, qu'il en a peu à peu modifié les symboles, et, jusqu'à un certain point, l'esprit même, par ses libres représentations. Il y a loin des divinités que la Grèce reçut de l'Égypte à celles dont elle a laissé des exemplaires immortels. Ces artistes et ces poëtes primitifs, qu'on appelle Homère et Dédale, sont-ils étrangers à ce changement? Et dans la plus belle époque de l'art, Eschyle et Phidias ne portèrent-ils pas une grande liberté dans les scènes religieuses qu'ils exposaient aux regards des peuples, soit au théâtre, soit au front des temples? En Italie comme en Grèce, comme partout, l'art est d'abord entre les mains des sacerdoces et des gouvernements; mais, à mesure qu'il grandit et se développe, il conquiert de plus en plus sa liberté. On parle de la foi qui alors animait les artistes et vivifiait leurs œuvres; cela est vrai du temps de Giotto et de

Cimabué; mais, après Angelico da Fiesole, à la fin du xv siècle, en Italie, j'aperçois surtout la foi de l'art en lui-même et le culte de la beauté. Raphaël, dit-on, allait passer cardinal (1); oui, mais en peignant toujours la Galatée, et sans quitter la Fornarine.

Encore une fois, n'exagérons rien; distinguons, ne séparons pas; unissons l'art, la religion, la patrie, mais que leur union ne nuise pas à la liberté de chacune d'elles. Pénétrons-nous bien de cette pensée, que l'art est aussi à lui-même une sorte de religion. Dieu se manifeste à nous par l'idée du vrai, par l'idée du bien, par l'idée du beau. Ces trois idées sont égales entre elles et filles légitimes du même père. Chacune d'elles mène à Dieu, parce qu'elle en vient. La vraie beauté est la beauté idéale, et la beauté idéale est un reflet de l'infini. Ainsi, même indépendamment de toute alliance officielle avec la religion et la morale, l'art est par lui-même essentiellement moral et religieux; car, à moins de manquer à sa propre loi, à son propre génie, il exprime partout dans ses œuvres la beauté éternelle. Enchaîné de toutes parts à la matière par d'inflexibles liens, travaillant sur une pierre inanimée, sur des sons incertains et fugitifs, sur des paroles d'une signification bornée et finie, l'art leur communique, avec la forme précise, qui s'adresse à tel ou tel sens, un caractère mystérieux qui s'adresse à l'imagination et à l'âme, les arrache à la réalité et les emporte doucement ou violemment dans des régions inconnues. Toute œuvre d'art, quelle que soit sa forme, petite ou grande, figurée, chantée ou parlée, toute œuvre d'art, vraiment belle ou sublime, jette l'âme dans une rêverie gracieuse ou sévère qui s'élève vers l'infini. L'infini, c'est là le terme commun où l'âme aspire sur les ailes de l'imagination comme de la raison, par le chemin du sublime et du beau, comme par celui du vrai et du bien. L'émotion que produit le beau tourne l'âme de ce côté ; c'est cette émotion bienfaisante que l'art procure à l'humanité.

Du vrai, du beau et du bien, III, vi.

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Exprimer l'idéal et l'infini d'une manière ou d'une autre, telle est la loi de l'art; et tous les arts ne sont tels que par leur

1. Vasari, Vie de Raphaël.

rapport au sentiment du beau et de l'infini qu'ils éveillent dans l'âme, à l'aide de cette qualité suprême de toute œuvre d'art qu'on appelle l'expression.

L'expression est essentiellement idéale: ce que l'expression tente de faire sentir, ce n'est pas ce que l'œil peut voir et la main toucher, c'est évidemment quelque chose d'invisible et d'impalpable.

Le problème de l'art est d'arriver jusqu'à l'âme par le corps. L'art offre aux sens des formes, des couleurs, des sons, des paroles, arrangées de telle sorte qu'elles excitent dans l'âme, cachée derrière les sens, l'émotion ineffable de la beauté.

L'expression s'adresse à l'âme comme la forme s'adresse aux sens. La forme est l'obstacle à l'expression, et en même temps. elle en est le moyen impérieux, inflexible, unique. C'est en travaillant sur la forme, en la pliant à son service à force de soin, de patience et de génie, que l'art parvient à convertir l'obstacle en moyen.

Par leur objet, tous les arts sont égaux; tous ne sont arts que parce qu'ils expriment l'invisible. On ne peut trop le répéter, l'expression est la loi suprême de l'art. La chose à exprimer est toujours la même : c'est l'idée...

Le seul objet de l'art est le beau. L'art s'abandonne lui-même, dès qu'il s'en écarte. Il est souvent contraint de faire des concessions aux circonstances, aux conditions extérieures qui lui sont imposées; mais il faut toujours qu'il retienne une juste liberté. L'architecture et l'art des jardins sont les moins libres des arts; ils ont à subir des gênes inévitables; c'est au génie de l'artiste à dominer ces gênes et même à en tirer d'heureux effets, ainsi que le poëte fait tourner l'esclavage du mètre et de la rime en une source de beautés inattendues. Une extrême liberté peut porter l'art au caprice qui le dégrade, comme aussi de trop lourdes chaînes l'écrasent. C'est tuer l'architecture que de la soumettre à la commodité, au comfort. L'architecte est-il obligé de subordonner la coupe générale et les proportions de son édifice à telle ou telle fin particulière qui lui est prescrite? Il se réfugie dans les détails, dans les frontons, dans les frises, dans toutes les parties qui n'ont pas l'utile pour objet spécial, et là il devient vraiment artiste. La sculpture et la peinture, surtout la musique et la poésie, sont plus libres que l'architecture et l'art des jardins. On peut aussi leur donner des entraves, mais elles s'en dégagent plus aisément...

Sans prétendre que la sculpture n'ait pas jusqu'à un cer' ain point son coloris, celui d'une matière parfaitement pure, celui surtout que la main du temps lui imprime, malgré toutes les séductions d'un grand talent contemporain (1), je goûte peu, je l'avoue, cet artifice qui s'efforce de donner au marbre la morbidezza de la peinture. La sculpture est une Muse austère; elle a ses grâces à elle, mais qui ne sont celles d'aucun autre art. La vie de la couleur lui doit demeurer étrangère : il ne resterait plus qu'à vouloir lui communiquer le mouvement de la poésie et le vague de la musique! Et celle-ci, que gagnera-t-elle à viser au pittoresque, quand son domaine propre est le pathétique? Donnez au plus savant symphoniste une tempête à rendre. Rien de plus facile à imiter que le sifflement des vents et le bruit du tonnerre. Mais par quelles combinaisons d'harmonie fera-t-il paraître aux yeux la lueur des éclairs déchirant tout à coup le voile de la nuit, et ce qu'il y a de plus formidable dans la tempête, le mouvement des flots qui tantôt s'élèvent comme une montagne, tantôt s'abaissent et semblent se précipiter dans des abîmes sans fond? Si l'auditeur n'est pas averti du sujet, il ne le soupçonnera jamais, et je défie qu'il distingue une tempête d'une bataille. En dépit de la science et du génie, des sons ne peuvent peindre des formes. La musique bien conseillée se gardera de lutter contre l'impossible; elle n'entreprendra pas d'exprimer le soulèvement et la chute des vagues, et d'autres phénomènes semblables; elle fera mieux: avec des sous elle fera passer dans notre âme les sen. timents qui se succèdent en nous pendant les scènes diverses de la tempête. C'est ainsi qu'Haydn deviendra (2) le rival, le vainqueur même du peintre, parce qu'il a été donné à la musique de remuer et d'ébranler l'âme plus profondément encore que la peinture. Depuis le Laocoon de Lessing, il n'est plus permis de répéter, sans de grandes réserves, l'axiome fameux: Ut pictura poesis, ou du moins il est bien certain que la peinture ne peut pas tout ce que peut la poésie. Tout le monde admire le portrait de la Renommée tracé par Virgile; mais qu'un peintre s'avise de réaliser cette figure symbolique, qu'il nous représente un monstre énorme avec cent yeux, cent bouches et cent oreilles, qui des pieds touche la terre et cache sa tête dans les cieux, une pareille figure pourra bien être ridicule.

1. Allusion à la Madeleine de Canova.

2. Voyez la Tempête d'Haydn, parmi les œuvres de piano de ce maître.

Ainsi les arts ont un but commun et des moyens entièrement différents. De là les règles générales communes à tous, et les règles particulières à chacun d'eux. Je n'ai ni le temps ni le droit d'entrer à cet égard dans aucun détail. Je me borne à rappeler que la grande loi qui domine toutes les autres est celle de l'expression. Toute œuvre d'art qui n'exprime pas une idée ne signifie rien; il faut qu'en s'adressant à tel ou tel sens, elle pénètre jusqu'à l'esprit, jusqu'à l'âme, et y porte une pensée, un sentiment capable de la toucher ou de l'élever. De cette règle fondamentale dérivent toutes les autres, par exemple celle que l'on recommande sans cesse et avec tant de raison, la composition. C'est là que s'applique particulièrement le précepte de l'unité et de la variété. Mais, en disant cela, on n'a rien dit tant qu'on n'a pas déterminé la nature de l'unité dont on veut parler. La vraie unité, c'est l'unité d'expression, et la variété n'est faite que pour répandre sur l'œuvre entière l'idée ou le sentiment unique qu'elle doit exprimer. Il est inutile de faire remarquer qu'entre la composition ainsi entendue, et ce qu'on nomme souvent ainsi, comme la symétrie et l'arrangement des parties selon des règles artificielles, il y a un abime. La vraie composition n'est autre chose que le moyen le plus puissant d'expression.

XI. Des différents arts et du rang de la poésie.

Ibid.

L'expression ne fournit pas seulement les règles générales des arts, elle donne encore le principe qui permet de les classer. En effet, toute classification suppose un principe qui serve de

mesure commune.

On a cherché un tel principe dans le plaisir, et le premier des arts a paru celui qui donne les jouissances les plus vives. Mais nous avons prouvé que l'objet de l'art n'est pas le plaisir: le plus ou moins de plaisir qu'un art procure ne peut donc être la vraie mesure de sa valeur.

Cette mesure n'est autre que l'expression. L'expression étant le but suprême, l'art qui s'en rapproche le plus est le premier de tous les arts.

Tous les arts vrais sont expressifs, mais ils le sont diversement. Prenez la musique; c'est l'art sans contredit le plus pénétrant, le plus profond, le plus intime. Il y a physiquement et moralement entre un son et l'âme un rapport merveilleux. Il semble que

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