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En 1802, la classe des sciences morales et politiques proposa pour sujet de prix de déterminer l'influence de l'habitude sur les idées, ou opérations de l'esprit humain. Je sentis alors, pour la première fois, le besoin de me produire au dehors. Je réunis les matériaux que j'avais par devers moi sur cette question, et j'apportai au concours un mémoire, plutôt comme essai que comme pièce académique. Le prix lui fut adjugé contre mon attente.

Il y avait dans ce travail une idée dominante, un fait d'observation principal autour duquel venaient se grouper tous les autres. C'est que l'habitude, ou la répétition des mêmes impressions reçues du dehors, émousse, altère, flétrit peu à peu, et finit par effacer entièrement tout ce qu'il y a de sensible, à proprement parler, dans ces impressions, c'est-à-dire tout ce qui a d'abord affecté l'âme de plaisir ou de douleur; pendant que, d'un autre côté, tout ce qui tient à la connaissance ou à l'emploi des moyens de représentation claire ou distincte des idées, en nous ou hors de nous, acquiert plus de netteté, de promptitude et d'assurance par la répétition des mêmes impressions ou des mêmes actes. Il y a donc, disais-je, dans la représentation ou dans la perception objective une chose, une condition qui ne se trouve point dans la sensation, bornée à affecter l'âme de plaisir ou de douleur. Or, cette chose, cette condition, d'où vient-elle ? La comparaison des faits de notre nature et une nouvelle analyse des sens montrent qu'elle ne vient ni du dehors, ni de l'âme bornée à une simple activité passive, dépendante des stimulants externes ou organiques, confondue par suite, et comme identifiée sous ce rapport avec l'organisation vivante, ou le principe de la vie animale. Elle vient de l'âme douée par sa nature d'une libre activité, qui affranchit jusqu'à un certain point les modes ou actes dont elle dispose des liens de la sensation, de la nécessité des choses, de la nature extérieure ; qui la fait vivre d'une vie nouvelle, imprime à ses produits un caractère de force, de constance, de perfectibilité, qui manque entièrement à la sensibilité passive. Celle-ci, sujette à l'influence délétère de tous les objets qui l'excitent, se détruit elle-même par la répétition de son propre exercice.

En distinguant les deux modes opposés d'influence que l'habitude exerce sur l'homme tout entier, c'est-à-dire en considérant successivement tous ses sens externes, toutes ses facultés réceptives et actives dans le rapport aux effets inverses que produit sur leurs opérations la répétition des mêmes actes, je me trouvai conduit par les phénomènes mêmes à tracer une ligne de démarca

tion assez exacte entre ce qu'il y a de passif et ce qu'il y a de vraiment actif ou de libre dans notre nature, entre ce qu'il dépend de nous de faire pour notre éducation intellectuelle et morale dans cette vie qui en prépare une autre, et ce que nous subissons malgré nous, ce qu'il n'est nullement en notre pouvoir de changer, ce qui passe, change incessamment et doit seul mourir tout entier comme il meurt à chaque instant. Considérant ainsi que la conscience ou le sentiment identique que nous avons invariablement de notre existence particulière, ou de notre moi, devrait s'altérer plus que toutes les autres modifications sensibles, s'il n'avait pas un caractère essentiellement différent de celui des sensations transformées, j'en concluais déjà assez naturellement que le moi, la personne, avait son fondement, ou sa condition première, dans l'activité essentielle à l'âme humaine ; j'établissais que le moi n'était autre que le sentiment de la force agissante, actuellement en exercice pour imprimer au corps des mouvements quelconques de translation tendant à le déplacer, à le transporter dans l'espace, à mettre ses diverses parties à portée des objets ou causes de sensations, et de servir enfin, daus plusieurs cas, d'instruments nécessaires à ces sensations mêmes. C'est ainsi que je trouvai dans cette première ébauche assez informe la base et le germe d'idées qui avaient besoin d'être élaborées et mieux éclairées dans mon esprit pour mériter l'attention plus sérieuse des philosophes.

La même académie me fournit bientôt après l'occasion de développer le principe fondamental de mon ouvrage sur l'habitude, en me donnant un plus vaste champ à son application...

Enfin l'Académie royale des sciences de Copenhague proposa, en 1811, un sujet de prix qui rentrait encore si complétement dans le sens de mes compositions précédentes, que, malgré des occupations graves qui m'entraînaient au dehors bien loin de toute spéculation psychologique, je ne pus résister au désir de répondre aux questions proposées par cette société savante.

Le Mémoire que je composai à cette occasion n'était qu'un résumé de toutes mes méditations et recherches antérieures sur les facultés de l'esprit humain, sur les deux sortes de principes qui concourent à leur exercice et, par suite, à leur division en facultés passives, organiques ou animales, et facultés actives, intellectuelles ou humaines...

Le moral, selon nous, réside tout entier dans la partie active et

libre de l'homme. Tout ce qui est passif en lui, tout ce qui tient immédiatement à l'organisme, tout ce qui s'y rapporte comme à son siége local, ou vient de sa force aveugle, fatale, nécessaire, appartient au physique de l'homme. Des affections immédiates de plaisir ou de douleur; des attraits sympathiques ou des répugnances inhérents au tempérament primitif, ou confondus avec lui et devenus irrésistibles par l'habitude, des images qui se produisent spontanément dans l'organisme cérébral, et qui, tantôt persistent opiniâtrément, tantôt se réveillent avec les paroxysmes de telles maladies ou désordres nerveux, les mouvements violents et brusques précipités que ces passions entraînent, soit que le moi de l'homme, étant absorbé, n'y prenne aucune part, soit qu'il y assiste comme témoin, les appétits, les penchants, ces déterminations, ces idées qui suivent nécessairement la direction du physique: tout cela est hors du domaine moral. Il ne faut pas même dire que ce prétendu moral n'est que le physique retourné; c'est tout simplement du pur physique ou physiologique, le moral est ailleurs.

Suivant ces principes, j'arrivai à résoudre les deux questions proposées par l'Académie royale de Copenhague.

Anthropologie, introd., chap. 11. OEuvres inédites de Maine de Biran, publiées par Ernest Naville, tome III, p. 334338, 347, 351-352.

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Voici nos premiers principes psychologiques :

1o Le fait primitif de conscience, qui sert de base à la science de l'homme, est tout entier dans le sentiment simple et identique d'un rapport de cause à effet (1).

2o Les deux termes distincts de ce rapport sont indivisibles, et ne peuvent même être conçus séparés sans que le rapport soit détruit. Eu ce cas la personne humaine disparaît...

3o Si l'homme peut s'étudier et se connaître tel qu'il est, ou exister à sa propre vue intérieure, ce n'est donc ni comme âme séparée ni comme corps...

4° Demander que la conscience ou le sentiment intérieur de cet effort prenne un caractère d'objectivité ou de représentation

1. Le rapport de la volonté, qui cause le mouvement, au mouvement qui en est l'effet.

extérieure, c'est détruire le moi, qui ne peut rien connaître au dehors sans se connaître ou se sentir lui-même intérieurement; c'est chercher à se voir du dehors en dedans, prendre pour se voir d'autres yeux que les siens et se chercher là où il n'y a plus de soi.

III.

Anthropologie. OEuvres inédites, ibid.

Sur l'effort pour mouvoir les membres.

Bossuet dit du verbe de Dieu qu'il est créateur de tout, non point par effort, mais par un simple commandement et par sa parole: « Il a dit, tout a été fait; il a commandé, tout a été créé. » C'est bien vainement qu'on prétendrait assimiler la production du mouvement corporel par le vouloir à ce simple commandement créateur; car il y a certainement dans l'exercice de notre force motrice, un effort, quelque inertie, quelque résistance matérielle vaincue. La parole ne suffit pas. J'aurai beau dire ou ordonner à ma jambe de se mouvoir, désirer même qu'elle se meuve spontanément : cet ordre, ce vœu ne seront point accomplis. Il faut un vouloir actif, un effort indivisible, instantané; il faut que je fasse moi-même, ou que ma force propre agisse ellemême, et non pas seulement qu'elle ordonne, commande, désire. Aussi, la formule de la volonté ou de l'intelligence servie par des organes (1) n'est pas heureuse quoi qu'on en ait dit. Elle dénature plutôt qu'elle n'exprime le fait de la conscience. L'âme n'est jamais servie à propos par ses organes. Le plus grand nombre n'obéit pas même à son action; mais elle se sert efficacement de certains organes qui obéissent en effet, non pas à son commandement, mais à son effort.

L'intelligence a été mal à propos séparée de la volonté agissante; car, sans cette volonté première, ou sans la libre activité, il n'y aurait pas d'êtres intelligents; mais la même âme, la même force agissante, exécute en vertu d'idées acquises ou conçues intérieurement les mouvements ou moyens nécessaires pour atteindre le but qu'elle s'est proposé.

Anthropologie. OEuvres inédites de Maine de Biran, t. III, pages 446 à 449. ↑

1. C'est la définition de M. de Bonald.

IV.

Le sentiment de l'effort, fait primitif de la conscience.

Nous trouvons bien profondément empreinte en nous la notion de cause ou de force; mais avant la notion est le sentiment immédiat de la force, et ce sentiment n'est autre que celui de notre existence même dont celui de l'activité est inséparable. Car nous ne pouvons nous connaître comme personnes individuelles, sans nous sentir causes relatives à certains effets ou mouvements produits dans le corps organique. La cause, ou force actuellement appliquée à mouvoir le corps, est une force agissante que nous appelons volonté. Le moi s'identifie complétement avec cette force agissante. Mais l'existence de la force n'est un fait pour le moi qu'autant qu'elle s'exerce, et elle ne s'exerce qu'autant qu'elle peut s'appliquer à un terme résistant ou inerte. La force n'est donc déterminée ou actualisée que dans le rapport à son terme d'application, de même que celui-ci n'est déterminé comme résistant ou inerte que dans le rapport à la force actuelle qui le meut, ou tend à lui imprimer le mouvement. Le fait de cette tendance est ce que nous appelons effort ou action voulue ou volition, et je dis que cet effort est le véritable fait primitif du sens intime. Seul, il réunit tous les caractères et remplit toutes les conditions analysées précédemment.

Il a le caractère d'un fait, puisque la puissance ou la force qui effectue ou tend à effectuer les mouvements du corps se distingue nécessairement du terme inerte qui résiste, même en obéissant, et ne peut pas plus se confondre avec lui, en tant qu'elle agit, que s'en séparer absolument, pour se concevoir ou se saisir elle-même hors de tout exercice. Ce fait est bien primitif, puisque nous ne pouvons en admettre aucun autre avant lui dans l'ordre de la connaissance, et que nos sens externes eux-mêmes, pour devenir les instruments de nos premières connaissances, des premières idées de sensation, doivent être mis en jeu par la même force individuelle qui crée l'effort. Cet effort primitif est de plus un fait de sens intime; car il se constate lui-même intérieurement sans sortir du terme de son application immédiate et sans admettre aucun élément étranger à l'inertie même de nos organes. Il est le plus simple de tous les rapports, puisque toutes nos perceptions ou représentations extérieures s'y réfèrent comme à leur condition primitive essentielle, pendant qu'il n'en suppose aucun avant lui et qu'il entre dans toutes comme élément formel; puisqu'enfin le jugement d'extériorité, que plusieurs philosophes ont considéré

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