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celles-ci la volonté et l'œuvre sont de deux espèces différentes : puis, entre ces deux choses, il y en a encore deux autres : 1° l'intelligence, étrangère à la volonté en elle-même, et qui est un milieu que celle-ci doit cependant traverser avant de se réaliser; 2o une matière étrangère à la volonté et qui doit recevoir d'elle une forme et la recevoir de force, parce que cette volonté lutte contre une autre qui est la nature même de cette matière. Il en est tout autrement des œuvres de la nature, qui sont une manifestation immédiate, et non médiate, de la volonté. Ici la volonté agit dans sa nature primitive, sans connaissance : la volonté et l'œuvre ne sont séparées par aucune représentation intermédiaire; elles ne font qu'un. Et même la matière ne fait qu'un avec elles; car la matière est simplement la volonté à l'état visible. Aussi trouvons-nous ici la matière complétement pénétrée par la forme....... Ici, la matière, quand on la sépare de la forme, comme dans l'œuvre d'art, est une pure abstraction, un être de raison dont il n'y a aucune expérience possible. La matière de l'œuvre d'art, au contraire, est empirique. L'identité de la matière et de la forme est le caractère du produit naturel; leur diversité, du produit de l'art.

La Volonté dans la nature, p. 59.

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Qu'est-ce que la connaissance? C'est d'abord et essentiellement une représentation. Qu'est-ce qu'une représentation? Un phénomène cérébral très-complexe qui aboutit à la formation d'une image. Ces intuitions, qui sont la base et la matière de toute autre connaissance, ne peuvent-elles pas être considérées comme la connaissance de la chose en soi? Ne peuton pas dire l'intuition est produite par quelque chose qui est hors de nous, qui agit, et par conséquent qui es?? Non, nous avons vu que l'intuition, étant soumise aux formes du temps, de l'espace et de la causalité, ne peut nous donner par là même la chose en soi ; que celle-ci doit être cherchée, non dans une connaissance, mais dans un acte; qu'il y a une voie intérieure qui, semblable à un souterrain, à une route secrète, nous introduit d'un seul coup, comme par trahison, dans la forteresse. La chose en soi ne peut être donnée que dans la conscience; puisqu'il faut qu'elle devienne consciente d'elle-même. Vouloir la saisir objectivement,

c'est vouloir réaliser une contradiction. Mais qu'on remarque bien ce qui en résulte.

La perception interne que nous avons de notre propre volonté ne peut en aucune façon nous donner une connaissance complète, adéquate, de la chose en soi. Cela ne pourrait être que si la volonté nous était connue immédiatement. Mais elle a besoin d'un intermédiaire, l'intelligence, qui suppose elle-même un intermédiaire le corps, le cerveau. La volonté est donc, pour nous, liée aux formes de la connaissance; elle est donnée dans la conscience sous la forme d'une perception et, comme telle, scindée en sujet et en objet. La conscience se produit sous la forme invariable du temps, de la succession; chacun ne connaît sa volonté que par des actes successifs, jamais dans sa totalité. Chaque acte de volonté qui sort des profondeurs obscures de notre intérieur, pour arriver à la lumière de la conscience, représente le passage de la chose en soi au phénomène. C'est là du moins le point où la chose en soi se donne le plus immédiatement comme phénomène, se rapproche le plus du sujet connaissant. Et c'est en ce sens que la volonté est tout ce qu'il y a de plus intime, de plus immédiat, de plus indépendant de la connaissance, qu'elle peut être appelée la chose en soi.

Mais si on se pose cette question dernière: Cette volonté qui se manifeste dans le monde par le monde, qu'est-elle absolument et en elle-même ? Il n'y a aucune réponse possible à cette question; puisque tout ce qui est connu est par là même phénomène. En d'autres termes, la volonté saisie sous la forme de la connaissance est par là même saisie comme conditionnée et cesse d'être la chose en soi.

Pour conclure, l'essence universelle et fondamentale de tous les phénomènes, nous l'avons appelée volonté, d'après la manifestation dans laquelle elle se fait connaître sous la forme la moins voilée; mais par ce mot nous n'entedons rien autre chose qu'une X inconnue en revanche, nous onsidérons comme étant, au moins d'un côté, infiniment plus connue et plus sûre que tout le reste.

Le Monde comme volonté, tom. II, ch. xvIII et xxv.

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Le monde, tel que nous le connaissons, est-il bon, comme le répète l'optimisme de Leibnitz ou l'optimisme monstrueux de

Spinoza ?

Non. Cet effort qui est le cœur et l'essence même de chaque chose est, nous l'avons vu, identique à ce qui, manifesté en nous à la pure lumière de la conscience, se nomme la volonté. Tout ce qui l'entrave, nous l'appelons douleur, tout ce qui lui permet d'atteindre son but, nous l'appelons plaisir. Or les phénomènes de plaisir et de douleur, étant dépendants de la volonté, sont d'autant plus complets que la volonté l'est elle-même. Et comme tout effort naît d'un besoin, tant qu'il n'est pas satisfait il en ressent de la douleur, et quand il est satisfait, cette satisfaction ne pouvant durer, il en résulte un nouveau besoin et une nouvelle douleur (1). Vouloir, c'est donc essentiellement souffrir, et comme vivre c'est vouloir, toute vie est par essence douleur. Plus l'être est élevé, plus il souffre... La vie de l'homme n'est qu'une lutte pour l'existence avec la certitude d'être vaincu... La vie est une chasse incessante où tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d'une horrible curée; une sorte d'histoire naturelle de la douleur qui se résume ainsi : vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, jusqu'à ce que notre planète s'écaille en petits morceaux.

Le Monde comme volonté, ibid., § 162.

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Les bouddhistes emploient avec beaucoup de raison le terme purement négatif de nirvana, qui est la négation de ce monde (sansâra). Si le nirvâna est défini comme néant, cela ne veut rien dire, sinon que ce monde ou sansâra ne contient aucun élément propre qui puisse servir à la définition ou à la construction du nirvana... Lors donc que, par la sympathie universelle, par la charité, l'homme en est venu à comprendre l'identité essentielle de tous les êtres, à supprimer tout principe illusoire d'individuation, à reconnaître soi dans tous les etres et tous les êtres en soi, lorsqu'il a nié son corps par l'ascétisme et jeté hors de lui tout désir, alors se produit l'euthanasie de la volonté (sa béatitude dans la mort), cet état de parfaite indifférence où sujet pensant et objet pensé disparaissent, où il n'y a plus ni volonté, ni représen

1. On remarquera combien est contestable toute cette théorie de la douleur.

tation, ni monde. C'est là ce que les Hindous ont exprimé par des mots vides de sens, comme résorption en Brahm, nirvâna. Nous reconnaissons volontiers que ce qui reste après l'abolition complète de la volonté n'est absolument rien pour ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais pour ceux chez qui la volonté s'est niée, notre monde, ce monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu'est-il? Rien.

Le Monde comme volonté, fin (1).

1. Voir, sur Schopenhauer, notre Histoire de la philosophie, p. 455 et suivantes.

CHAPITRE NEUVIÈME.

La Philosophie française.

MAINE DE BIRAN.

Maine de Biran (Marie-François), fils d'un médecin, naquit à Bergerac en 1766, fut quelque temps garde du corps de Louis XVI, échappa dans sa maison de campagne aux dangers de la Révolution, et se livra à l'étude, à la méditation intérieure, à l'observation constante de soimême. Porté en 1797 au Conseil des cinq-cents par le département de la Dordogne, il fut sous-préfet de Bergerac sous le premier empire, membre du Corps législatif en 1811, en 1813, questeur de la Chambre des députés en 1814. A l'écart pendant les cent jours, il redevint député en 1818. Sur la fin de sa vie, il se montra de plus en plus enclin au scepticisme. Il mourut en 1824. Ses principaux ouvrages ont été recueillis et publiés par V. Cousin en 1841. D'autres œuvres inédites ont été publiées par M. Na ville en 1859.

I. Maine de Biran raconte son histoire intellectuelle.
L'activité et la passivitė.

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Il y a bien longtemps que je m'occupe d'études sur l'homme, ou plutôt de ma propre étude; et à la fin d'une vie déjà avancée, je puis dire avec vérité qu'aucun autre homme ne s'est vu ou ne s'est regardé passer comme moi, alors même que j'ai eu le plus de ces affaires qui entraînent ordinairement les hommes hors d'euxmêmes. Dès l'enfance, je me souviens que je m'étonnais de me sentir exister; j'étais déjà porté, comme par instinct, à me regarder en dedans pour savoir comment je pouvais vivre et être moi.

Une attention soutenue et persévérante fixée pendant un assez long temps sur les phénomènes intérieurs a dû produire un ensemble d'idées psychologiques, d'observations et de mémoires, dont les notes auraient formé de gros volumes, si j'avais pensé que leur publication pût offrir aux autres le même intérêt ou l'importance que j'y attachais pour moi-même.

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