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et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Contrat social, I, vi.

V.

Qu'est-ce que la loi ?

La loi civile et politique doit être l'expression de la volonté nationale.

Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Sans doute, il est une justice universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet.

Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ? Tant qu'on se contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques (1), on continuera de raisonner sans s'entendre, et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature, on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une loi de l'État (2).....

Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi (3).

Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action parti

1. Allusion à Montesquieu.

2. Rousseau ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun rapport entre les lois de la nature et les lois civiles. Il vient de dire lui-même que les lois ont pour objet d'exprimer la justice et la raison universelle. Mais, connaitre la loi naturelle, ce n'est pas encore savoir comment cette loi naturelle deviendra loi civile, et à qui il appartient de la formuler.

3. C'est-à-dire que la loi civile est l'expression de la volonté générale, non sur n'importe quel objet, mais seulement sur les affaires générales. En d'autres termes, la loi civile ou nationale est l'expression de la volonté nationale sur les affaires nationales. La volonté nationale n'a rien à statuer sur mes affaires privées ou sur mes devoirs religieux.

culière... En un mot, toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative.

Sur cette idée, on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté générale; ni si le prince est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'État; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même (1); ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres de nos volontés.

On voit encore que, la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef, n'est point une loi; ce qu'ordonne même le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi, mais un décret; ni un acte de souveraineté, mais de magistrature.

Les lois ne sont proprement que les conditions de l'association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l'auteur: il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société. Contrat social, II, vi.

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Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l'une morale, savoir la volonté qui détermine l'acte; l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premièrement que j'y veuille aller, en second lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir, qu'un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles: on y distingue de même la force et la volonté; celle-ci sous le nom de puissance législative, l'autre sous le nom de puissance executive. Rien ne s'y fait ou ne doit s'y faire sans leur concours.

Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui....

Qu'est-ce que le gouvernement? Un corps intermédiaire établi

1. Erreur féconde en conséquences fàcheuses. Un peuple qui statue peut être injuste envers la minorité; et quand il y aurait unanimité, il peut encore ètre injuste envers lui-mème en manquant à ses devoirs ou en abdiquant ses droits. Un peuple n'a-t-il pas des devoirs envers lui-même, comme l'individu? et n'a-t-il pas aussi des devoirs envers ses descendants?

entre les sujets (1) et le souverain (2), pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique.

Les membres de ce corps s'appellent magistrats.

Ainsi, ceux qui prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point un contrat (3) ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît. L'aliénation d'un tel droit, étant incompatible avec la nature du corps social, est contraire au but de l'association.

J'appelle donc gouvernement ou suprême administration l'exercice légitime de la puissance exécutive, et prince ou magistrat l'homme ou le corps chargé de cette administration.

VII. L'égalité.

Contrat social, III, 1.

Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes; et pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit (4). Contrat social, I, 1x.

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S'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée.

Je dis donc que la souveraineté, u'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par luimême (5); le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

1. Les individus.

2. La nation.

3. Rousseau veut parler d'un contrat proprement dit.

4.

Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n'est qu'apparente et illusoire: elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. » Note de Rousseau.

5. Rousseau veut dire: La nation ne peut substituer à sa volonté un

En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté particulière s'accorde, sur quelque point, avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l'égalité. Il est plus impossible encore qu'on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister; ce ne serait pas un effet de l'art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut pas dire ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore, puisqu'il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte; il perd sa qualité de peuple : à l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit.

IX.

Contrat social, II, 1.

Que la souveraineté est indivisible.

Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible; car la volonté est générale (1), ou elle ne l'est pas; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d'une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi; dans le second, ce n'est qu'une volonté particulière ou un acte de magistrature; c'est un décret tout au plus. Contrat social, II, 11.

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Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu'il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l'égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l'État l'égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.

:

homme ou une assemblée qui représente cette volonté et la dispense désormais de vouloir; elle peut transmettre son pouvoir physique, non sa volonté intérieure.

1. « Pour qu'une volonté soit générale, il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime: mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité. » Note de Rousseau.

J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté civile; à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre, par ce mot, que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre (1) ce qui suppose, du côté des grands, modération de biens et de crédit; et du côté des petits, modération d'avarice et de convoitise.

Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique; mais si l'abus est inévitable, s'ensuit-il qu'il ne faille pas au moins le régler? C'est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. Contrat social, II, XI.

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Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très-belle et même très-vraie à certains égards. Malheureusement, on s'en moquera toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples est sans doute la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle; jamais les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être méchants, s'il leur plaît, sans cesser d'être les maîtres. Un sermonneur politique aura beau leur dire que, la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable, ils savent très-bien que cela n'est pas vrai.

Leur intérêt personnel est premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l'intérêt du prince serait alors que le peuple fût puissant, afin que cette puissance, étant la sienne, le rendît redoutable à ses voisins; mais comme cet intérêt n'est que secondaire et subor

1. « Voulez-vous donc donner à l'Etat de la consistance? Rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible; ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont egalement funestes au bien commun: de l'un sortent les fauteurs de la tyrannie, et de l'autre les tyrans; c'est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique; l'un l'achète et l'autre la vend. » Note de Rousseau.

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