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les moments qu'elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau, si elle n'était point encore en sorte que c'est une chose que la lumière naturelle nous fait voir clairement, que la conservation et la création ne diffèrent qu'au regard de notre façon de penser, et non point en effet. DESCARTES. Ibid.

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Morale de Descartes. Le souverain bien est dans la bonne volonté.

Je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c'est perfection pour nous de l'avoir.

Le souverain bien de tous les homines ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l'âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes; mais celui d'un chacun en particulier est tout autre chose, et il ne consiste qu'en une ferme volonté de bien faire et au contentement qu'elle produit: dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand, ni qui soit entièrement au pouvoir d'un chacun. Car pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous; et ceux de l'âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l'un de connaître et l'autre de vouloir ce qui est bon; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces; c'est pourquoi il ne reste que notre volonté dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu'il soit possible d'en disposer mieux que si l'on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l'on jugera être les meilleures, et d'employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître; c'est en cela que consistent toutes les vertus; c'est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire; enfin, c'est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie ; ainsi j'estime que c'est en cela que consiste le souverain bien.

Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon qui l'a mis en la vertu ou en l'honneur (1), et celle d'Épicure qui l'a mis au contentement, auquel il a donné le nom de volupté.

Je remarque que la grandeur d'un bien à notre égard ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il

1. Honestum, l'honneur de la conscience.

consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous; et qu'outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d'autant qu'il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que par conséquent son bon usage est le plus grand de tous nos biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus; d'où il suit que ce n'est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder; aussi voit-on, par exemple, que le repos d'esprit et la satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu'ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien. que pour l'acquérir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d'ailleurs. Lettre à la reine de Suède du 20 nov. 1647.

PASCAL.

Blaise Pascal naquit à Clermont-Ferrand en 1623. Fort jeune encore, il prit dans la société de son père un goût très-vif pour les mathématiques. et, à l'âge de douze ans, avec des barres et des ronds, arriva seul et sans lire jusqu'à la trente-deuxième proposition d'Euclide. A seize ans, il écrivit en latin un traité des Sections coniques. On connaît ses inventions et ses découvertes, ses expériences sur le vide et sur la pesanteur de l'air. Dans les Provinciales, il attaqua la morale relâchée des jésuites (1656-1657). Dans les Pensées, il entreprenait une défense du christianisme contre les incrédules. La mort l'interrompit dans ses travaux, à l'âge de trente-neuf ans.

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Les infinis. Impossibilité de la science pour l'homme.

Qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un se→ cret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire. Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont por

tés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui, en ayant d'autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de science, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de connaître toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite.

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d'y arriver: et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et autres semblables, aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet autre qui crève les yeux, De omni re scibili.

On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie pour l'un et l'autre ; et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et le conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

PASCAL. Pensées.

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Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

Bornés en tous genres, cet état qui tient le milieu des deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisirs incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent: nous voulons avoir de quoi surpayer la dette: Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur.

Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles; nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction... Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles.

Voici notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination: nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini; mais tout notre fondement craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

Cela étant bien compris, je crois qu'on se tiendra en repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé. Ce milieu qui nous est écliu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu'importe que l'homme ait un peu plus d'intelligence des choses? S'il en a, il les prend un peu de plus haut. N'est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n'est-elle pas également infiniment éloignée de l'éternité, pour durer dix ans davantage?

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Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour: c'est l'image de la condition des hommes.

Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédant et suivant; le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent; je m'effraie, et m'étonne de voir ici plutôt que là; car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis? par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi? Memoria hospitis unius diei prætereuntis.

Combien de royaumes nous ignorent!

Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.

IV.

-

Sur les preuves de l'existence de Dieu.

J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu, en adressant leurs discours aux impies. Leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m'étonnerais pas de leur entreprise s'ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. Mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce qui recherchent de toute leur lumière, leur dire qu'ils n'ont qu'à voir la moindre des choses qui les environnent, et qu'ils verront Dieu à découvert, et leur donner, pour toute preuve de ce grand et important sujet, le cours de la lune ou des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c'est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles, et je vois par la raison et par expérience que rien n'est plus propre à leur en faire naître le mépris.

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