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galité qui se fait voir entre eux et le maître leur semble l'effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence.

Sous la démocratie, l'état de domesticité n'a rien qui dégrade, parce qu'il est librement choisi, passagèrement adopté, que l'opinion publique ne le flétrit point, et qu'il ne crée aucune inégalité permanente entre le serviteur et le maître.

Mais, durant le passage d'une condition sociale à l'autre, il survient presque toujours un moment où l'esprit des hommes vacille entre la notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de l'obéissance.

L'obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit; il ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et il ne la voit point encore sous son aspect purement humain; elle n'est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s'y soumet comme à un fait dégradant et utile.

Dans ce moment, l'image confuse et incomplète de l'égalité se présente à l'esprit des serviteurs; ils ne discernent point d'abord si c'est dans l'état même de domesticité ou en dehors que cette égalité à laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont honte d'obéir; ils aiment les avantages de la servitude, mais point le maitre, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit pas à eux à être les maitres, et ils sont disposés à considérer celui qui les commande comme l'injuste usurpateur de leur droit.

C'est alors qu'on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose d'analogue au triste spectacle que la société politique présente. La se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des pouvoirs tou

jours soupçonneux et rivaux le maître se montre malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile; l'un veut se dérober sans cesse, par des restrictions déshonnètes, à l'obligation de protéger et de rétribuer, l'autre à celle d'obéir. Entre eux flottent les rênes de l'administration domestique, que chacun s'efforce de saisir. Les lignes qui divisent l'autorité de la tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément ce qu'il est, ni ce qu'il peut, ni ce qu'il doit.

Un pareil état n'est pas démocratique, mais révolutionnaire.

DE TOCQUEVILLE.

De la Démocratie en Amérique,
III, 3° partie, v.

(Calmann Lévy, éditeur.)

4.

Nos frères inférieurs.

L'animal! sombre mystère!... monde immense de rèves et de douleurs muettes.... Mais des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l'homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur; elle l'accuse devant Celui qui les créa tous les deux!

Regardez sans prévention leur air doux et rêveur, et l'attrait que les plus avancés d'entre eux éprouvent visiblement pour l'homme; ne diriez-vous pas des enfants dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n'ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peutêtre des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère?... Triste enchantement, où l'être captif d'une forme imparfaite dépend de tous ceux qui l'entourent

comme une personne endormie!... Mais, parce qu'il est comme endormi, il y a, en récompense, accès vers une sphère de rêves dont nous n'avons pas l'idée. Nous voyons la face lumineuse du monde, lui la face obscure; et qui sait si celle-ci n'est pas la plus vaste des deux?

Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la création. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la nature. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous ces êtres que nous dirigeons, il nous conduisaient alors mieux que nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune raison par un instinct plus sûr; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons maintenant. Nous profitions à contempler ces irréprochables enfants de Dieu. Calmes et purs, ils avaient l'air, dans leur silencieuse existence, de garder le secret d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oiseau qui parcourt tous les lieux, n'ont-ils rien à nous apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil et le hibou dans les ténèbres? Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'ont-ils aucune pensée dans leurs longues rêveries?

L'Orient en est resté à cette croyance, que l'animal est une âme endormie ou enchantée; le moyen âge y est revenu. Les religions, les systèmes, n'ont pu rien pour étouffer cette voix de la nature.

L'Inde, plus voisine que nous de la création', a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l'a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Ramayan, le Mahabharat, gigantesques pyra

1. Michelet veut dire que les peuples de l'Inde sont plus anciens que ceux de l'Europe.

2. Ces deux poèmes racontent les aventures légendaires des héros et demi-dieux hindous. Le Ramayana a 50000 vers; le Mahabarata 200 000 strophes.

mides devant lesquelles toutes nos petites œuvres occidentales doivent se tenir humbles et respectueuses. Quand vous serez fatigué de cet Occident disputeur, donnez-vous, je vous prie, la douceur de revenir à votre mère, à cette majestueuse antiquité, si noble et si tendre. Amour, humilité, grandeur, vous y trouverez tout réuni, et dans un sentiment si simple, si détaché de toute misère d'orgueil, qu'on n'a jamais besoin d'y parler d'humilité.

L'Inde fut bien payée de sa douceur pour la nature; chez elle, le génie fut un don de la pitié. Le premier poète indien voit voltiger deux colombes, et pendant qu'il admire leur grâce, leur poursuite amoureuse, l'une d'elles tombe frappée d'une flèche.... Il pleure; ses gémissements mesurés, sans qu'il y songe, aux battements de son cœur, prennent un mouvement rythmique, et la poésie est née.... Depuis ce temps, deux à deux, les mélodieuses colombes, renées dans le chant de l'homme, aiment et volent par toute la terre (Ramayan).

Le monde de l'orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature; elle ne tint compte que de l'art, elle n'estima qu'elle-même. Cette fière antiquité, qui ne voulait rien que de noble, ne réussit que trop bien à supprimer tout le reste. Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux; les animaux périrent, aussi bien que les esclaves. L'empire romain, débarrassé des uns et des autres, entra dans la majesté du désert. La terre dépensant toujours et ne se réparant plus, devint, parmi tant de monuments qui la couvraient, comme un jardin de marbre. Il y avait encore des villes, mais plus de campagnes; des cirques, des arcs de triomphe, plus de chaumières, plus de laboureurs. Des voies magnifiques attendaient toujours le voyageur qui ne passait plus; de somptueux aqueducs continuaient de porter des fleuves

aux cités silencieuses, et n'y trouvaient plus personne à désaltérer.

Un seul homme, avant cette désolation, avait trouvé dans son cœur une réclamation, une plainte pour tout ce qui s'éteignait. Un seul, parmi les destructions des guerres civiles, où périssaient à la fois les hommes et les animaux, trouva dans sa vaste pitié des larmes pour le boeuf de labour qui avait fécondé l'antique Italie. Il consacra un chant divin à ces races disparues.

Tendre et profond Virgile!.... moi, qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l'excellence du cœur.... Ce paysan de Mantoue', avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c'est pourtant, sans qu'il l'ait su, le vrai pontife, et l'augure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié chemin de l'histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l'homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont n'est exclu rien qui ait vie, tandis que chacun n'y veut faire entrer que les siens.

Le christianisme, malgré son esprit de douceur, ne renoua pas l'ancienne union. Les animaux symboliques qui accompagnent les évangélistes, le froid allégorisme de l'agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête. La bénédiction nouvelle ne l'atteignit pas; le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l'homme, et non pas pour eux. N'ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs, et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le

1. Virgile était né à Andes, près de Mantoue, dans la haute Italie.

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