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CHAPITRE II

QUESTIONS DE MORALE PRATIQUE

1. La loi de la guerre.

Enfin, messieurs, les fonctions du soldat sont terribles, mais il faut qu'elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l'on ne doit pas s'étonner que toutes les nations de l'univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose de plus particulièrement divin que dans les autres; croyez que ce n'est pas sans une grande et profonde raison que le titre de DIEU DES ARMÉES brille à toutes les pages de l'Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables! c'est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre les hommes s'en prennent ordinairement aux souverains, et rien n'est plus naturel florace disait en se jouant:

«Du délire des rois les peuples sont punis3. »

Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophie :

« C'est le courroux des rois qui fait armer la terre,
« C'est le courroux du Ciel qui fait armer les rois. >>

1. C'est le sénateur qui parle, s'adressant à ses deux interloctueurs. le comte et le chevalier.

2. Ainsi J. de Maistre voit dans le péché ou mal moral l'origine et l'explication de nos maux physiques, c'est-à-dire de nos souffrances. 3. Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Observez de plus que cette loi déjà si terrible de la guerre n'est cependant qu'un chapitre de la loi générale qui pèse sur l'univers.

:

Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera1 : dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières même de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la loi depuis l'immense catalpa jusqu'à la plus humble graminée, combien de plantes meurent et combien sont tuées? Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force, à la fois cachée et palpable, se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les autres : ainsi il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie et des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas un instant de la durée où l'ètre vivant ne soit dévoré par un autre.

Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé l'homme, dont la main destructive n'épargne rien de ce qui vit; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tète du requin et du cachalot lui fournira de barriques d'huile; son épingle déliée pique sur le carton des

1. Darwin l'appellera la loi de la lutte pour la vie. Il faut faire honneur à J. de Maistre d'avoir eu le pressentiment de cette loi célèbre.

musées l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço1; il empaille le crocodile; il embaume le colibri; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval qui porte son maitre à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même animal; l'homme demande tout à la fois à l'agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge, au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l'art, à l'éléphant ses défenses pour façonner le jouet d'un enfant : ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s'arrêtera-t-elle à l'homme? Non sans doute.

Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous? Lui. C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux; lui qui est né pour aimer; lui qui pleure sur les autres comme sur Jui-même, qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer; lui enfin à qui il a été déclaré qu'on redemandera jusqu'à la dernière goutte du sang qu'il aura versé injustement? C'est la guerre qui accomplira le décret. N'entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par

1. Montagne de la chaine des Andes, dans l'Amérique du Sud. 2. Gen., IX, 5. La contradiction est fortement marquée ici, contradiction déjà notée par le vieil Hésiode, entre la loi humaine de la pitié et de la justice, et la loi animale de la lutte et de la destruction.

le glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n'y aurait point de guerre; mais elle ne saurait en atteindre qu'un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité 1 contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglement, non moins stupide et moins funeste, travaillait à éteindre l'expiation dans le monde. La terre n'a pas crié en vain : la guerre s'allume. L'homme saisi tout à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s'avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu'il veut, ni même ce qu'il fait. Qu'est-ce donc que cette horrible énigme? Rien n'est plus contraire à sa nature, et rien ne lui répugne moins: il fait avec enthousiasme ce qu'il a en horreur. N'avezvous jamais remarqué que, sur le champ de mort, l'homme ne désobéit jamais? il pourra bien massacrer Nerva ou Henri IV; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine n'entendra jamais là : Nous ne voulons plus vous servir. Une révolte sur le champ de bataille, un accord pour s'embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traine l'homme au combat; innocent meurtrier, instrument passif d'une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l'abîme qu'il a creusé lui-même; il donne, il reçoit la mort sans se douter que c'est lui qui a fait la mort2.

Ainsi s'accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu'à l'homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit

1. On sait que J. de Maistre n'est pas tendre, et qu'il a, avec une admirable et cruelle éloquence, célébré ailleurs la mission divine du bourreau. Premier entretien.

2. Infixæ sunt gentes in interitu quem fecerunt. Ps., IX, 16.

doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à la mort de la mort 1.

Mais l'anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l'homme : l'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d'autres. Mais lorsque les crimes, et surtout les crimes d'un certain genre, se sont accumulés jusqu'à un point marqué, l'ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l'immense vitesse de son mouvement le rend présent à la fois sur tous les points de sa redoutable orbite. Il frappe au même instant tous les peuples de la terre; d'autres fois, ministre d'une vengeance précise et infaillible, il s'acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang. N'attendez pas qu'elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l'abréger. On croit voir ces grands coupables, éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l'acceptent pour y trouver l'expiation. Tant qu'il leur restera du sang, elles viendront l'offrir; et bientôt une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères.

La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est une loi du monde.

La guerre est divine par ses conséquences d'un ordre surnaturel, tant générales que particulières; conséquences peu connues parce qu'elles sont peu recherchées, mais qui n'en sont pas moins incontestables. Qui pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n'ait de grands privilèges? Et qui pourrait croire que les

1. Car le dernier ennemi qui doit être détruit, c'est la mort. S. PAUL aux Cor., 1, 15, 26. (Note de l'auteur.)

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