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vertu sainte; mais ceux qui, en y prétendant, font le contraire, sont odieux. Toutes les fois donc qu'elle a été aux prises avec cette sorte d'ennemis, la morale dont je parle a été dans son beau.

SAINTE-BEUVE.
Port-Royal, 1. III, ch. xv.
(Hachette et Cio, éditeurs.)

2.

Philosophie et religion.

7 avril 1851. - Lu en partie le volume de Ruge 1, Die Academie (1848), où l'Humanisme des Néo-Hégéliens, en politique, en religion, en littérature, est représenté par des correspondances ou des articles (Kuno Fischer 2, Kollach, etc.). Ils rappellent le parti philosophiste du siècle dernier, tout-puissant à dissoudre par le raisonnement et la raison, impuissant à construire, car la construction repose sur le sentiment, l'instinct et la volonté. La conscience philosophique se prend ici pour la force réalisatrice, la rédemption de l'intelligence se prend pour la rédemption du cœur : c'est-à-dire la partie pour le tout. Il me font saisir la différence radicale de l'intellectualisme et du moralisme. Chez eux la philosophie veut supplanter la religion. Le principe de leur religion, c'est l'homme, et le sommet de l'homme, c'est la pensée. Leur religion est donc la religion de la pensée.

Ce sont là les deux mondes: le christianisme apporte

1. Arnold Ruge, né en 1803, mort à Brighton en 1880, principal rédacteur des Hallische, puis Deutsche Jahrbücher (1838-1843), où écrivaient Strauss, Bruno Bauer, Louis Feuerbach. Il fit partie du Parlement de Francfort.

2. Kuno Fischer, né en 1824, professeur à léna, aujourd'hui à Heidelberg; philosophe et esthéticien, connu surtout par son Histoire de la philosophie moderne (Geschichte der neuern Philosophie). (Notes de l'éditeur d'Amiel.)

et prêche le salut par la conversion de la volonté, l'humanisme le salut par l'émancipation de l'esprit. L'un saisit le cœur, l'autre le cerveau. Tous deux veulent faire atteindre à l'homme son idéal, mais l'idéal diffère, sinon par son contenu, au moins par la disposition de ce contenu, par la prédominance et la souveraineté donnée à telle ou telle force intérieure pour l'un l'esprit est l'organe de l'âme; pour l'autre l'àme est un état inférieur de l'esprit; l'un veut éclairer en améliorant, l'autre améliorer en éclairant. C'est la différence de Socrate à Jésus.

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La question capitale est celle du péché 1. La question de l'immanence, du dualisme est secondaire. La Trinité, la vie à venir, le paradis et l'enfer, peuvent cesser d'être des dogmes, des réalités spirituelles, la forme et la lettre peuvent s'évanouir, la question humaine demeure: Qu'est-ce qui sauve? Comment l'homme est-il amené à être vraiment homme? La dernière racine de son être estelle la responsabilité, oui ou non? est-ce faire ou savoir le bien, agir ou penser qui est le dernier but? Si la science ne donne pas l'amour, elle est insuffisante. Or elle ne donne que l'amor intellectualis de Spinoza, lumière sans chaleur, résignation contemplative et grandiose, mais inhumaine, parce qu'elle est peu transmissible et reste un privilège et le plus rare de tous. L'amour moral place le centre de l'individu au centre de l'être; il a au moins le salut en principe, le germe de la vie éternelle. Aimer c'est virtuellement savoir savoir n'est pas virtuellement aimer : voilà la relation de ces deux modes de l'homme. La rédemption par la science ou par l'amour intellectuel est donc inférieure à la rédemption par la

1. Dans le choix de cette question on sent l'éducation protestante d'Amiel.

volonté ou par l'amour moral. La première peut libérer du moi, elle peut affranchir de l'égoïsme. La seconde pousse le moi hors de lui-même, le rend actif et agissant. L'une est critique, purificatrice, négative : l'autre est vivifiante, fécondante, positive. La science, si spirituelle et substantielle qu'elle soit en elle-même, est encore formelle relativement à l'amour. La force morale est donc le point vital.

Et cette force ne s'atteint que par la force morale. Le semblable seul agit sur le semblable. Ainsi n'améliorez pas par le raisonnement, mais par l'exemple; ne touchez que par l'émotion; n'espérez exciter l'amour que par l'amour. Soyez ce que vous voulez faire devenir autrui. Que votre être, non vos paroles, soit une prédication.

Donc, pour en revenir au sujet, la philosophie ne doit pas remplacer la religion; les révolutionnaires ne sont pas des apôtres, quoique les apôtres aient été révolutionnaires. Sauver du dehors au dedans, et par dehors j'entends aussi l'intelligence relativement à la volonté, c'est une erreur et un danger.... Il faut à l'humanité des saints et des héros pour compléter l'œuvre des philosophes. La science est la puissance de l'homme, et l'amour sa force; l'homme ne devient homme que par l'intelligence, mais il n'est homme que par le cœur. Savoir, aimer et pouvoir, c'est là la vie complète.

AMIEL.

Fragments d'un journal intime.

(Båle, Georg et C. Paris, librairie Fischbacher.)

3 Que la science est impuissante à fonder

la vie morale.

La science arme l'homme, mais ne le dirige pas : elle éclaire pour lui le monde jusqu'aux derniers confins

des étoiles, elle laisse la nuit dans son cœur, elle est invincible, et indifférente, neutre, immorale.

Laissons la science pratique, qui clairement n'est qu'un instrument, et, comme tout instrument, neutre entre le bien et le mal, selon la main qui le manie. Elle travaille pour le démon comme pour Dieu, découvre la mélinite comme la vaccine, arme la guerre comme la paix, fait périr et fait vivre, change la quantité de bien et de mal, non leur proportion. Mais l'autre science, la vraie, la grande, celle qui ne travaille point pour une récompense, mais est sa fin à ellemême, celle qui élargit l'âme à la taille de Dieu, qui l'ennoblit de toute la beauté de l'univers, la pacifie du silence des infinis, que dira-t-elle à l'homme qui vient lui demander son mot d'ordre pour la vie? Elle a cru qu'elle était la reine du monde, et quand le chrétien déchristianisé vient à elle et lui dit : « Tu as soufflé sur mon Christ et l'as réduit en poussière; tu m'as fermé les avenues du ciel, tu as fait pour moi de la vie une chose sans objet et sans issue: eh bien, remplace ce que tu m'as pris; dis-moi ce que je ferai de ma vie : je t'obéirai aveuglément, ordonne! » elle se trouble, balbutie, et reconnait avec confusion et terreur que la seule chose qu'elle ait à lui dire, que sa grande découverte, son dernier mot sur la destinée humaine, c'est la parole même qui planait sur la religion qu'elle a condamnée : « Ce monde ne vaut pas la peine. » Commander à l'humanité! elle ne sait, elle ne peut, elle n'ose; elle mentirait. Quels ordres pourrait-elle bien lui donner? Au nom de quelle puissance? De quelle nécessité incoercible? Son royaume n'est pas de ce monde. Son royaume, c'est celui des extases où s'entr'ouvre l'infini des espaces et des siècles, où passe le déroulement éternel des formes de vie éphémères, c'est l'éblouissement de la grande nature, qu'elle adore

en passant, avant de tomber dans le néant éternel. Et quand l'humanité se jette au pied du savant et lui crie : « C'est toi l'oracle de Dieu, le prêtre des temps nouveaux ! Parle, que ferai-je?» Il ne sait que jeter des flots d'amertume et de renoncement à une humanité qui pourtant ne voudrait pas mourir; ou bien il répond par l'ironie et le mépris des conseils de volupté au cri de sainte détresse des simples qui valent mieux que lui; ou sentant l'impuissance et la fragilité de toute sa science inassistée, il se frappe le cœur en silence.

DARMESTETER.

Les Prophètes d'Israël, Préface, ш.
(Calmann Lévy, éditeur.)

4.

Du progrès moral.

Nous voici arrivés au progrès moral, c'est-à-dire à la partie vraiment difficile et délicate du sujet que nous avons abordé. C'est ici surtout que les faits semblent se contredire, et, par conséquent, qu'il importe d'en fixer la portée et la signification.

Des deux côtés opposés, assertions également plausibles, déclamations également éloquentes.

Les uns prennent nos statistiques, les rapports de notre police, les comptes rendus de nos tribunaux; ils énumèrent les scandales publics et les turpitudes qu'on ne se dit qu'à l'oreille; ils invoquent le témoignage des observateurs les mieux placés, le commissaire du quartier, le directeur des consciences, le notaire, le médecin. Ils passent tour à tour des vices du riche à ceux du pauvre, des désordres de la ville à ceux de la campagne; ils nous montrent partout l'avidité, la bassesse, la luxure, ils nous demandent si c'est là le progrès dont on fait

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