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des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité1? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité? Les hommes, en se réunissant, ontils changé de caractère? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts? Pour moi, je ne saurais le croire; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.

La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n'y a donc pas sur la terre d'autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu'on l'appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : « Là est le germe de la tyrannie », et je cherche à aller vivre sous d'autres lois.

Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organisé aux États-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n'est pas

1. Dans une note que nous ne publions pas, M. de Tocqueville va jusqu'à comparer les partis à de petites nations dans la grande. «< Ils sont entre eux, dit-il, dans des rapports d'étrangers. »

l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de garantie qu'on trouve contre la tyrannie....

Je ne dis pas que, dans le temps actuel, on fait en Amérique un fréquent usage de la tyrannie; je dis qu'on n'y découvre point de garantie contre elle, et qu'il faut y chercher les causes de la douceur du gouvernement dans les circonstances et dans les mœurs plutôt que dans les lois1.

DE TOCQUEVILLE.

De la Démocratie en Amérique, II, vii.
(Calmann Lévy, éditeur.)

4.

Que l'individualisme est l'écueil des démocraties.

L'individualisme est une expression récente qu'une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l'égoïsme.

L'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soimême qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout.

L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables, et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.

L'égoïsme naît d'un instinct aveugle; l'individualisme procède d'un jugement erroné plutôt que d'un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l'esprit autant que dans les vices du cœur.

L'égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que la source des vertus

1. Rappelons que cette page a été publiée en 1835.

publiques; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres, et va enfin s'absorber dans l'égoïsme.

L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une forme de société qu'à une

autre.

L'individualisme est d'origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s'égalisent.

Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les respecte; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas

encore.

Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses concitoyens.

Les classes étant fort distinctes et immobiles dans le sein d'un peuple aristocratique, chacune d'elles devient pour celui qui en fait partie une sorte de petite patrie, plus visible et plus chère que la grande.

Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours.

Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d'une façon étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont

souvent disposés à s'oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure et qu'on ne songe guère à s'y dévouer pour la cause de l'humanité; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.

Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare le lien des affections humaines s'étend et se desserre.

Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent.

Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux.

L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaine et met chaque anneau à part.

A mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande in- ́ fluence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.

Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à

chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers lui seul, et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre

cœur.

DE TOCQUEVILLE.

De la Démocratie en Amérique, III, 2° partie, II.

Calmann Lévy, éditeur.)

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Le peuple (nous entendons icy le vulgaire, la tourbe et la lie populaire, gens, soubs quelque couvert que ce soit, de basse, servile et mechanique condition) est une beste estrange à plusieurs testes, et qui ne se peut descrire en peu de mots, inconstant et variable, sans arrest, non plus que les vagues de la mer; il s'esmeut, il s'accoyse, il approuve et reprouve en un instant mesmes choses: il n'y a rien plus aisé que le pousser en telle passion que l'on veust; il n'ayme la guerre pour sa fin, ny la paix pour le repos, sinon en tant que de l'un à l'autre il y a tousjours du changement la confusion lui faict desirer l'ordre, et quand il y est, luy desplaict. Il court tousjours d'un contraire à l'autre, de tous les temps le seul futur le repaist: Hi vulgi mores, odisse præsentia, ventura cupere, præterita celebrare 2.

1. Charron reproduit ici, comme c'est son habitude, les opinions des anciens. Celle de son temps n'est pas en progrès sur ce point. De nos jours on ne parlerait pas ainsi du peuple; et d'autres pages, citées dans ce recueil, apportent à celles-ci un utile correctif.

2. Tout ce paragraphe paraît avoir été tiré de Cicéron. Dans le discours pour Plancius, il dit: Non est enim consilium in vulgo, non ratio, non discrimen, non diligentia, etc. Voyez Orat. pro Plancio,

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