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lorsqu'elle défendit les Grecs contre les Perses, qu'elle disputa l'empire à Lacédémone, et qu'elle attaqua la Sicile. Elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra 1, comme dans un marché l'on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d'Athènes 2, elle n'avait encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller3: on y craignait Philippe, non pas comme l'ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu'on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu'importe que Philippe renvoie tous les prisonniers? il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d'Athènes qu'il était difficile de triompher de sa vertu.

Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n'allèrent-ils pas l'accuser devant les Romains? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu'il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le

1. Il s'y trouva vingt et un mille citoyens, dix mille étrangers, quatre cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI. (Note de l'auteur.) 2. Elle avait vingt mille citoyens. Voyez Démosthène, in Aristogitonem. (Note de l'auteur.)

3. « Démosthène, a écrit Lucien (Eloge de Démosthène, XXXV), réveille malgré eux ses concitoyens assoupis comme par la mandragore. »

4. Ils avaient fait une loi pour punir de mort celui qui proposerait de convertir aux usages de la guerre l'argent destiné pour les théatres. (Note de l'auteur.) Démosthène osa parler contre cette loi.

désespoir dans Carthage désarmée', on peut juger de ce qu'elle aurait pu faire avec sa vertu lorsqu'elle avait ses forces.

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Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges 2.

Il ne peut plus 3 y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n'ont plus de poids: on n'a donc plus d'égards pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a pas du respect pour les vieillards, on n'en aura pas non plus pour les pères : les maris ne méri

1. Cette guerre dura trois ans. (Note de l'auteur.) — C'est la troisième guerre punique.

2. C'est ce qui arriva sous la Révolution, en 1791 et 1792. « Les hommes, agités et redressés par un sentiment nouveau, s'abandonnent à l'orgueilleux plaisir de se sentir indépendants et puissants. » TAINE, la Révolution, I, p. 296. Voyez notamment, à Paris, les usurpations des sections et des clubs. Si, dans tout ce passage, Montesquieu est un écho des philosophes grecs, il apparait par moments comme un prophète.

3. L'édition originale ajoute ici rieures ont supprimé à tort.

« alors », que les éditions posté

tent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l'obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves, n'auront de soumission pour personne. Il n'y aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus de vertu 1.

On voit dans le Banquet de Xénophon une peinture bien naïve d'une république où le peuple a abusé de l'égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Chamidės, à cause de ma pauvreté. Quand j'étais riche, j'étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j'étais plus en état de recevoir du mal d'eux que de leur en faire; la république me demandait toujours quelque nouvelle somme; je ne pouvais m'absenter. Depuis que je suis pauvre, j'ai acquis de l'autorité; personne ne me menace, je menace les autres, je puis n'en aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places et me cèdent le pas. Je suis un roi, j'étais esclave; je payais un tribut à la république, aujourd'hui elle me nourrit; je ne crains plus de perdre, j'espère d'acquérir 2. »

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur ambi

1. ARISTOTE, Politique, VIII, 1x, 6 : « Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie licence accordée aux femmes dans l'intérieur des familles pour qu'elles trahissent leurs maris; licence aux esclaves pour qu'ils dénoncent aussi leurs maitres. >>

2. Banquet, IV, 29 et suiv. Εἰμὶ νῦν μὲν τυράννῳ ἐοικώς, τότε δὲ σαφῶς δοῦλος ἦν. La traduction de Montesquieu est très libre. Pour le fond, même observation que tout à l'heure. Montesquieu semble prévoir ici le socialisme d'Etat, bien que ces développements ne soient faits qu'à l'aide de réminiscences antiques.'

tion, ils ne lui parlent que de sa grandeur; pour qu'il n'aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne 1.

La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais avec sa paresse et son luxe, il n'y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s'étonner si l'on voit les suffrages se donner pour de l'argent. On ne peut donner beaucoup au peuple sans retirer encore plus de lui: mais pour retirer de lui, il faut renverser l'État. Plus il paraîtra tirer d'avantage de sa liberté, plus il s'approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d'un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable : un seul tyran s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de sa corruption 2.

La démocratie a donc deux excès à éviter l'esprit d'inégalité, qui la mène à l'aristocratie ou au gouvernement d'un seul; et l'esprit d'égalité extrême, qui la conduit au despotisme d'un seul, comme le despotisme d'un seul finit par la conquête.

MONTESQUIEU.

L'Esprit des lois, 1. VIII, ch. 11.

1. ARISTOTE. Politique, VI, 1v, 5 : « Le démagogue et le courtisan ont une ressemblance frappante: tous les deux ont un crédit sans bornes, l'un sur le tyran, l'autre sur le peuple ainsi corrompu. » Avarice dans le sens d'avidité.

2. Le souvenir de Platon et l'expérience de l'histoire romaine inspirent à Montesquieu cette loi, que l'histoire de notre Révolution vérifia de nouveau.

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Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même?

Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes1. Cette loi, c'est la justice.

La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.

Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d'appliquer la justice, qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même, dont il applique les lois?

Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.

Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire qu'un peuple, dans les objets qui n'intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu'ainsi on ne pouvait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c'est là un langage d'esclave.

Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent

1. C'est de celle-là que Cicéron disait qu'elle n'était point autre à Rome, et autre à Athènes.

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