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12.

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Comment tenir son âme en paix dans les troubles

civils.

« Au milieu d'un monde où tout respire la haine, défends-toi de la haine.

Elle me monte au cœur. Ma seule crainte est de ne pas la montrer assez.

Pense que ce sont tes compatriotes.

Ils sont aux antipodes de tout ce que je crois, de tout ce que j'aime. Je me sens séparé d'eux par toute l'épaisseur de la planète.

Prends patience, vous tous ne serez bientôt plus que cendre.

Mais non pas une même cendre; les vents ne nous confondront pas.

Il est donc vrai que l'homme redevient, par la contagion de la haine, homo-lupus?

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Je me cherche, je veux me ressaisir à travers cette vapeur de sophisme.

Oublie-les.

Mes oreilles sont pleines de leurs clameurs.

Ferme tes oreilles; dis-toi qu'il y a encore des abris pour la raison, qu'au fond des bois tu retrouveras la vérité.

- Leur souvenir m'y suivra.

On ne se sent offensé que par ceux qu'on aime. Es-tu offensé de ce que les Mingréliens et les Afghans ne pensent pas comme toi? Arrive enfin à l'indifférence.

A l'indifférence du bien? Le remède est pire que

le mal.

Souffre donc et tais-toi; car ils ne changeront pas, ni eux, ni les fils de leurs fils.

N'y a-t-il aucun moyen de m'empêcher de mépriser et de haïr?

Hais le crime et non pas le criminel.

Je ne puis les distinguer.

A tort. Ne peux-tu distinguer le mensonge et le menteur? Il le faut absolument. C'est le premier progrès à faire sur toi-même. L'indignation te suffit. N'y ajoute pas l'horreur. N'oublie pas que, chez les hommes de décadence, ce qui s'atrophie d'abord, c'est le cœur. Après quoi, l'esprit devient si étroit, qu'il est impossible d'y faire entrer une pensée nouvelle. C'est une infirmité. Pourquoi la maudire? Maudis-tu les goitreux, les microcéphales, les monomanes, les pestiférés?

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- Je les maudirais, s'ils voulaient être mes maîtres. Songe que tu montres toi-même la limite de ton esprit, quand tu supposes que les autres sont faits comme toi, qu'ils doivent avoir la même soif de vérité et de justice. Tu leur offres un breuvage dont ils ne veulent pas. Ils aiment mieux ce qui te semble un poison? Fais tomber de leurs mains la coupe, ne t'abaisse pas à les haïr. Surtout réserve une partie de toi-même, et ne permets pas aux clameurs d'y pénétrer jamais. Quand on habite un foyer de peste, on se fait un réduit dont on défend l'approche aux fossoyeurs. »

QUINET.

L'Esprit nouveau, 1. III, ch. 1.

(Hachette et Ci, éditeurs.)

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Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l'un, le bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou contiennent tout. Mais dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu 1.

Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l'histoire, et est très conforme à la nature des choses. Car il est clair que, dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin

1. Voici l'Avertissement que Montesquieu a mis plus tard au début de l'Esprit des Lois (édit. de 1758): « Pour l'intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer que ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles : il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des choses absurdes et qui seraient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que dans tous les pays du monde on veut de la morale. » Cf. encore: Esprit des Lois, V, 11. Cette idée de la « vertu » politique est empruntée à Aristote (Politique, III, 11), lorsqu'il distingue « la vertu du bon citoyen et la vertu de l'honnête homme ».

de moins de vertu que dans un gouvernement populaire 1, où celui qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-même, et qu'il en portera le poids.

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal: il n'a qu'à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d'être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l'État est déjà perdu.

Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n'avaient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé 2, que l'esprit d'une faction n'était réprimé que par l'esprit d'une autre, le gouvernement changeait sans cesse le peuple, étonné, cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu'on avait proscrit 3.

Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir elle n'avait plus qu'un faible reste de vertu; et comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave : tous

1. « C'est surtout dans cette constitution que le citoyen doit s'armer de force et de constance et dire chaque jour, du fond de son cœur : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium. » Rousseau, le Contrat social, III, IV.

2. Cromwell. (Note de l'auteur.)

3. Allusion aux événements qui suivirent la mort de Cromwell jusqu'à la restauration des Stuarts.

4. Cf. Considérations....

les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d'autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu1. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesse et de luxe même 2.

Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous. Les désirs changent d'objets ce qu'on aimait, on ne l'aime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maitre; ce qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on l'appelle gêne; ce qui était attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous 5.

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens 4,

1. Réminiscence de Platon, Gorgias (trad. Cousin, p. 392) : « Ils ont agrandi l'Etat, dit-il des politiciens de son temps, mais ils ne s'aperçoivent pas que cet agrandissement est une enflure, une tumeur pleine de corruption. Et c'est là tout ce qu'ont fait les anciens politiques pour avoir rempli la république de ports, d'arsenaux, de murailles, de tributs et d'autres bagatelles, sans y joindre la justice et la tempérance.

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2. Il s'agit surtout de Law: mais comme ces phrases rappellent Platon!

3. Réminiscences des déclamations antiques; cf. SALLUSTE, Jugurtha, XXXI; Catilina, XX, etc.

4. Plutarque, in Pericle; Platon, in Critia. (Note de l'auteur.) PLUTARQUE, Périclès, XXXVII; PLATON, Critias, p. 112.

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