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risés? de quels maux n'as-tu pas été le principe, et quels biens n'as-tu pas mille fois arrêtés? Si l'humilité, telle que notre Évangile nous la propose, servait à cette passion de correctif et de remède, Dieu en tirerait sa gloire; et ces droits, qui nous touchent si sensiblement, n'en seraient que mieux maintenus: mais parce qu'on ne sait rien ménager, et que pour venir à bout de ses entreprises, on suit le génie altier et indépendant de l'ambition, il faut que pour un droit souvent très frivole, souvent douteux, souvent chimérique, la paix soit troublée, l'union et la concorde ruinées, l'innocence opprimée, la patience outrée; que le dépit et la haine s'emparent des cœurs, et qu'un fantôme mette partout le désordre et la confusion.

BOURDALOUE.

Sermon sur l'ambition.

6. Caractère sacré et inaliénable de la liberté
humaine.

Si un particulier, dit Grotius1, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d'un roi? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d'explication; mais tenons-nous-en à celui d'aliéner. Aliéner, c'est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d'un autre ne se donne pas; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pourquoi se vend-il? Bien qu'un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la

1. Publiciste et homme d'État hollandais (1588-1645). Voyez note la de la page 597.

sienne que d'eux, et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu'on prendra aussi leur bien. Je ne vois pas ce qu'il leur reste à conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile; soit, mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots en est-ce assez pour s'y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d'être dévorés.

Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur liberté leur appartient nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de raison, le père peut, en leur nom, stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être, mais non les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don est contraire aux fins de la nature, et passe les droits de la paternité. Il faudrait donc, pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime, qu'à chaque génération le peuple fût le maître de l'admettre ou de le rejeter mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.

Rénoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs.

Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout; une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme; et c'est ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté à sa volonté.

Enfin c'est une convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part une autorité absolue, et de l'autre une obéissance sans bornes. N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger? Et cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n'entraîne-t-elle pas la nullité de l'acte? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu'il a m'appartient, et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n'a aucun sens?

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots esclavage et droit sont contradictoires, ils s'excluent mutuellement; soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira. »

J.-J. ROUSSEAU.
Contrat social, I, Iv.

7.

Ce que c'est que la liberté.

Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient donné un

pouvoir tyrannique 1; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient obéir2; d'autres, pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence3; ceuxci, pour le privilège de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois1. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbes. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations; et comme, dans une république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint, et que même les lois paraissent y parler plus et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple parait à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu'il veut mais la liberté politique ne consiste

1. Expulsion des tyrans dans les villes grecques.

2. Election des rois à Rome.

5. Ne s'agit-il pas de la Pologne ?

4. « J'ai, dit Cicéron, copié l'édit de Scévola, qui permet aux Grecs de terminer entre eux leurs différends selon leurs lois; ce qui fait qu'ils se regardent comme des peuples libres. » (Note de l'auteur.) 5. Les Moscovites ne pouvaient souffrir que le tsar Pierre la leur fit couper. (Note de l'auteur.)

6. Les Cappadociens refusèrent l'état républicain, que leur offrirent les Romains. (Note de l'auteur.)

point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit point vouloir.

Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent1; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.

MONTESQUIEU.

L'Esprit des lois, 1. XI, ch. п et III.

8. De l'usage de la liberté.

Il en est de la liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments robustes qui en ont l'habitude, mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point faits. Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la liberté, que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs chaines 2. Le peuple romain lui-même, ce modèle de tous les peuples libres, ne

1. Omnes legum servi sumus ut liberi esse possimus. CICERON, pro Cluentio, LIII, 146.

2. A la date où elles ont été écrites, ces lignes peuvent passer pour la marque d'une rare clairvoyance politique.

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