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néant, il tremblera à la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curioité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

PASCAL.

Pensées, Havet, I, 1-3.

2. La double nature de l'homme1.

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Si nous sommes tout corps et tout matière, comment

1. Cf. BOSSUET, Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre. « Il faut donc penser, chrétiens, qu'outre le rapport que nous avons du côté du corps avec la nature changeante et mortelle, nous avons d'un autre côté un rapport intime et une secrète affinité avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude; quelque chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s'abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer son éternité. De ce côté, Messieurs, si l'homme croit avoir en lui de l'élévation, il ne se trompera pas. Car comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c'est pour cette raison, dit l'Ecclésiaste, « que le corps retourne à la terre, dont il a été tiré, » il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or, ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n'est-il pas grand et élevé? C'est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n'étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces

pouvons-nous concevoir un esprit pur? et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom?

Je sais ce que l'on peut dire en ce lieu, et avec raison, que, lorsque nous parlons de ces esprits, nous n'entendons pas trop ce que nous disons. Notre faible imagination, ne pouvant soutenir une idée si pure, lui présente toujours quelque petit corps pour la revêtir. Mais après qu'elle a fait son dernier effort pour les rendre bien subtils et bien déliés, ne sentez-vous pas en même temps qu'il sort du fond de notre âme une lumière céleste qui dissipe tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous avons pu les figurer? Si vous la pressez davantage, et que vous lui demandiez ce que c'est, une voix s'élèvera du centre de l'âme : Je ne sais pas ce que c'est, mais néanmoins ce n'est pas cela. Quelle force, quelle énergie, quelle secrète vertu sent en elle-même cette âme, pour se corriger, pour se démentir elle-même et oser rejeter tout ce qu'elle pense? qui ne voit qu'il y a en elle un ressort caché qui n'agit pas encore de toute

termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n'est ni l'erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques; au contraire, nous ne les aurions jamais trouvés, si nous n'en avions porté le fonds en nous-mêmes : car où prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que nous faisons n'est donc pas de nous être servis de ces noms; c'est de les avoir appliqués à des objets trop indignes.

Cf. ROUSSEAU, Émile, IV. « En méditant sur la nature de l'homme, j'y crus découvrir deux principes distincts, dont l'un l'élevait à l'étude des vérités éternelles, à l'amour de la justice et du beau moral, aux régions du monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sage, et dont l'autre le ramenait bassement en lui-même, l'asservissait à l'empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires, je me disais : « Non, l'homme n'est point un; je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre; je vois le bien, je l'aime, et je fais le mal; je suis actif quand j'écoute la raison, passif quand mes passions m'entrainent; et mon pire tourment, quand je succombe, est de sentir que j'ai pu résister.

sa force, et lequel, quoiqu'il soit contraint, quoiqu'il n'ait pas son mouvement libre, fait bien voir par une certaine vigueur qu'il ne tient pas tout entier à la matière, et qu'il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut?

Il est vrai, chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons pas longtemps cette noble ardeur; l'âme se replonge bientôt dans sa matière. Elle a ses faiblesses et ses langueurs; et, permettez-moi de le dire, car je ne sais plus comment m'exprimer, elle a des grossièretés 2 incompréhensibles qui, si elle n'est éclairée d'ailleurs, la forcent presque elle-même de douter de ce qu'elle est. C'est pourquoi les sages du monde, voyant l'homme, d'un côté si grand, de l'autre si méprisable, n'ont su ni que penser ni que dire d'une si étrange composition. Demandez aux philosophes profanes ce que c'est que l'homme les uns en feront un dieu, les autres en feront un rien; les uns diront que la nature le chérit comme une mère, et qu'elle en fait ses délices; les autres, qu'elle l'expose comme une marâtre, et qu'elle en fait son rebut; et un troisième parti, ne sachant plus que

:

1. Nous ne soutenons pas... « Soutenir n'a pas toujours eu une signification aussi ample que celle qu'il a. On dit fort aujourd'hui soutenir une négociation importante, soutenir son caractère, son personnage, etc. » BOUHOURS, Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671.

2. Elle a des grossièretés. « Quantité de mots abstraits, qui ne sont plus usités qu'au singulier, s'employaient au pluriel au xvn° siècle pour marquer la répétition des faits et des actes. >> GODEFROY, Lexique de la langue de Corneille. Voici quelques exemples de Bossuet: Vous avez expérimenté quelles étaient ses compassions. » Panég. de saint François de Sales (1662). « Une servitude... qui nous asservit au qu'en-dira-t-on et à tant d'autres circonspections importunes. Serm. pour la véture d'une postulante Bernardine (1660 ou 1661). <«< Un homme qui poussait les difficultés aux dernières précisions. Conférence avec le ministre Claude (1682). (Note de M. Rébelliau dans on édition des Sermons de Bossuet. Hachette.)

3. Allusion aux expositions d'enfants dans l'antiquité.

deviner touchant la cause de ce mélange, répondra qu'elle s'est jouée en unissant deux pièces qui n'ont nul rapport, et ainsi que, par une espèce de caprice, elle a formé ce prodige qu'on appelle l'homme.

Vous jugez bien, Messieurs, que ni les uns ni les autres n'ont donné au but, et qu'il n'y a plus que la foi qui puisse expliquer une si grande énigme1. Vous vous trompez, ô sages du siècle : l'homme n'est pas les délices de la nature, puisqu'elle l'outrage en tant de manières; l'homme ne peut non plus être son rebut, puisqu'il y a quelque chose en lui qui vaut mieux que la nature ellemême, je parle de la nature sensible. Maintenant parler de caprice dans les ouvrages de Dieu, c'est blasphemer contre sa sagesse. Mais d'où vient donc une si étrange disproportion? Faut-il, chrétiens, que je vous le dise? et ces masures mal assorties, avec ces fondements si magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l'ouvrage n'est pas en son entier? Contemplez cet édifice, vous y verrez des marques d'une main divine; mais l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du sien. O Dieu! quel est ce mélange? J'ai peine à me reconnaître; je suis prêt à m'écrier avec le prophète : Hæccine est urbs perfecti decoris gaudium universæ terræ? Est-ce là cette Jérusalem? « Est-ce là cette ville, est-ce là ce temple, l'honneur et la joie de toute la terre? » Et moi je dis Est-ce là cet homme fait à l'image de Dieu, le miracle de sa sagesse, et le chef-d'œuvre de ses mains?

BOSSUET.

Sermon sur la mort.

1. Bossuet écrit: Un si grand énigme. Enigme était en effet masculin dans les auteurs du commencement du xvIIe siècle.

2. Thren., 11, 15.

3.

Que l'homme est fait pour l'infinitė.

Étudiez-le dans toutes les conditions, et vous verrez que, dans les plus obscures et les plus basses, il conserve l'amour d'un bien éternel, universel, infini; qu'il veut tout, et pour toujours; que le monde entier ne peut remplir le vide immense de sa volonté; que tout ce qui est borné l'importune et le gêne; qu'il sent qu'il ne peut être heureux qu'en se livrant totalement à un objet digne de toute son effusion, et capable d'épuiser toutes les forces de sa volonté; qu'il ne se trompe jamais dans le désir, mais seulement dans l'objet; qu'il s'irrite quand il est trompé dans son attente; et que c'est moins par inquiétude que par un sentiment de justice qu'il se dégoûte successivement de tout ce qu'il a désiré; que son erreur consiste à chercher mal ce qu'il a raison de chercher; que lors même qu'il veut s'avilir et se dégrader, en s'attachant à des choses indignes de lui, il ne peut y réussir; et qu'une grandeur dont il est revêtu, et dont il n'est pas le maitre, l'arrache malgré lui à la bassesse qu'il a la làcheté de lui préférer.

Vous verrez avec étonnement que cet homme se reproche en secret toutes ses fautes comme une tache et un déshonneur, quoiqu'elles ne soient connues que de lui; qu'il conserve un désir ardent pour la gloire, et pour les bonnes voies d'y parvenir, quoiqu'il en choisisse de fausses; qu'il apaise, comme il peut, une faim qui le consume, mais sans réussir jamais à en éteindre le sentiment; et que sa disposition permanente est un besoin général, immense, insatiable, infini1.

1. Cf. JOUFFROY: « Le cœur de l'homme et toutes les félicités de la vie mis en présence, le cœur de l'homme n'est point satisfait. » Le

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