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Des sophismes d'amour-propre, d'intérêt
et de passion.

Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu'à une autre, on trouvera que ce n'est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d'amour-propre, d'intérêt ou de passion. C'est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes; c'est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses,. non par ce qu'elles sont en ellesmêmes, mais par ce qu'elles sont à notre égard; et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose.

Il n'en faut point d'autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très certaines par tous ceux d'une nation ou d'une profession, ou d'un institut; car n'étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l'esprit de tous les Espagnols soit tourné si différemment de celui de tous les Français, qu'à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui parait vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres, il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d'autre cause, sinon qu'il plait aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres, n'y ayant point d'intérêt, en jugent

d'une autre sorte.

Cependant qu'y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose? Tout ce qu'il peut faire au plus est de nous porter à considérer avec plus d'attention les raisons qui peuvent

nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai; mais il n'y a que cette vérité qui doit se trouver dans la chose, même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d'un tel pays; donc je dois croire qu'un tel saint y a prêché l'Évangile. Je suis d'un tel ordre; donc je crois qu'un tel privilège est véritable. Ce ne sont pas là des raisons. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays, d'un autre ordre, d'une autre profession.

Mais cette illusion est bien plus visible lorsqu'il arrive du changement dans les passions: car, quoique toutes choses soient demeurées dans leur place, il semble néanmoins à ceux qui sont émus de quelque passion nouvelle, que le changement qui ne s'est fait que dans leur cœur ait changé toutes les choses extérieures qui y ont quelque rapport. Combien voit-on de gens qui ne peuvent plus reconnaître aucune bonne qualité, ni naturelle, ni acquise, dans ceux contre qui ils ont conçu de l'aversion, ou qui ont été contraires en quelque chose à leurs sentiments, à leurs désirs, à leurs intérêts! Cela suffit pour devenir tout d'un coup à leur égard téméraire, orgueilleux, ignorant, sans foi, sans honneur, sans conscience. Leurs affections et leurs désirs ne sont ni plus justes ni plus modérés que leur haine. S'ils aiment quelqu'un, il est exempt de toute sorte de défauts; tout ce qu'il désire est juste et facile, tout ce qu'il ne désire pas est injuste et impossible, sans qu'ils puissent alléguer aucune raison de tous ces jugements que la passion même qui les possède de sorte qu'encore qu'ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel Je l'aime; donc c'est le plus habile homme du monde; je le hais; donc c'est un homme de néant, ils

le font en quelque sorte dans leur cœur; et c'est pourquoi on peut appeler ces sortes d'égarements des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu'ils sont ce que nous voulons ou désirons qu'ils soient ce qui est sans doute très déraisonnable, puisque nos désirs ne changent rien dans l'être de ce qui est hors de nous, et qu'il n'y a que Dieu dont la volonté soit tellement efficace, que les choses sont tout ce qu'il veut qu'elles soient.

On peut rapporter à la même illusion de l'amour-propre celle de ceux qui décident tout par un principe fort général et fort commode, qui est qu'ils ont raison, qu'ils connaissent la vérité; d'où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent; en effet, la conclusion est nécessaire.

Le défaut de ces personnes ne vient que de ce que l'opinion avantageuse qu'elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu'elles s'imaginent qu'il suffit de les proposer pour obliger tout le monde à s'y soumettre; et c'est pourquoi elles se mettent peu en peine d'en apporter des preuves; elles écoutent peu les raisons des autres, elles veulent tout emporter par autorité, parce qu'elles ne distinguent jamais leur autorité de la raison; elles traitent de téméraires tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment, sans considérer que si les autres ne sont pas de leur sentiment, elles ne sont pas aussi du sentiment des autres, et qu'il n'est pas juste de supposer sans preuve que nous avons raison, lorsqu'il s'agit de convaincre des personnes qui ne sont d'une autre opinion que nous, que parce qu'elles sont persuadées que nous n'avons pas raison.

Il y en a de même qui n'ont point d'autre fondement,

pour rejeter certaines opinions, que ce plaisant raisonnement Si cela était, je ne serais pas un habile homme; or je suis un habile homme; donc cela n'est pas. C'est la principale raison qui a fait rejeter longtemps certains remèdes très utiles et des expériences très certaines, parce que ceux qui ne s'en étaient point encore avisés concevaient qu'ils se seraient donc trompés jusqu'alors. Quoi! si le sang, disaient-ils, avait une révolution circulaire dans le corps; si l'aliment ne se portait pas au foie par les veines mésaraïques; si l'artère veineuse portait le sang au cœur; si le sang montait par la veine cave descendante; si la nature n'avait point d'horreur du vide; si l'air était pesant et avait un mouvement en bas, j'aurais ignoré des choses importantes dans l'anatomie et dans la physique! il faut donc que tout cela ne soit pas. Mais pour les guérir de cette fantaisie, il ne faut que leur bien représenter que c'est un très petit inconvénient qu'un homme se trompe, et qu'ils ne laisseront pas d'être habiles en d'autres choses, quoiqu'ils ne l'aient pas été en celles qui auraient été nouvellement découvertes.

NICOLE.

Logique de Port-Royal, IIIa partie.

8. Remède aux erreurs 1.

Si les hommes voulaient bien suspendre leur consentement à l'égard même des faits desquels on ne peut

1. Dans cette page, Malebranche ne fait que développer, en lui donnant un sens spécial, la règle célèbre de Descartes: « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment être telle, c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation et la prévention.... >>

s'instruire en consultant la vérité intérieure, et sur lesquels il semble qu'on soit obligé de croire ce qu'on en dit, de combien d'erreurs et d'inquiétudes se délivreraient-ils, en faisant quelque usage de leur liberté 1! Rien ne fait plus de mal dans le monde que l'opinion qu'on a des choses; mais l'opinion qu'on a des personnes excite encore une infinité de passions. La médisance, la calomnie, les faux rapports sont souvent la cause de l'oppression des innocents, des haines irréconciliables, et quelquefois même des combats et des guerres sanglantes. Il ne faut qu'un mot mal entendu et plus mal interprété pour mettre aux champs un esprit léger. On ne veut point d'éclaircissement mais si l'on en veut, les gens ne sont pas toujours en humeur d'en donner. Que faire à cela? Ne rien croire de ce qu'on dit, suspendre son consentement et se souvenir de ces paroles du Sage Qui credit cito levis est corde, et minorabitur 2. Car la plus grande marque de petitesse d'esprit, c'est de croire légèrement toutes choses. Quoi! ne doit-on pas savoir que la plupart des hommes empoisonnent les paroles et les actions les plus innocentes : je ne dis pas par une malice noire, mais par intérêt, par divertissement, par ce qu'on appelle esprit, par une malignité naturelle? Ne doit-on pas avoir remarqué que presque tous les bruits qui courent se trouvent faux dans la suite; et que lorsque les gens de parti ont intérêt que tel soit honnête ou malhonnête homme, la renommée le déguise et le transforme en un moment? Que chacun

1. Malebranche a écrit ailleurs : « L'erreur ne consiste que dans un consentement précipité de la volonté, qui se laisse éblouir à quelques fausses lueurs, et qui, au lieu de conserver sa liberté autant qu'elle le peut, se repose avec négligence dans l'apparence de la vérité. »

2. Eccl., XIX, 1.

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