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pour l'homme. Dès qu'il pense, il cherche, il se pose des problèmes et les résout; il lui faut un système sur le monde, sur lui-même, sur la cause première, sur son origine, sur sa fin. Il n'a pas les données nécessaires pour répondre aux questions qu'il s'adresse; qu'importe? Il y supplée de lui-même. De là les religions primitives, solutions improvisées d'un problème qui exigeait de longs siècles de recherches, mais pour lequel il fallait sans délai une réponse. La science méthodique sait se résoudre à ignorer ou du moins à supporter le délai; la science primitive du premier bond voulait avoir la raison des choses. C'est qu'à vrai dire demander à l'homme d'ajourner certains problèmes et de remettre aux siècles futurs de savoir ce qu'il est, quelle place il occupe dans le monde, quelle est la cause du monde et de lui-même, c'est lui demander l'impossible. Alors même qu'il saurait l'énigme insoluble, on ne pourrait l'empêcher de s'agacer et de s'user autour d'elle.

RENAN.

L'Avenir de la science. (Calmann Lévy, éditeur.)

5. Joies de l'étude.

Si, comme je me plais à le croire, l'intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j'ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé1 sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l'espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu'il servit à combattre l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle; qu'il pût ramener dans le droit chemin 1. Le travail avait rendu Augustin Thierry aveugle.

de la vie quelqu'une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec tant d'amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n'y a pas d'air pour toutes les poitrines, pas d'emploi pour toutes les intelligences? L'étude sérieuse et calme n'est-elle pas là? et n'y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous? Avec elle, on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids, on se fait à soi-même sa destinée; on use noblement sa vie. Voilà ce que j'ai fait et ce que je ferais encore si j'avais à recommencer ma route; je prendrais celle qui m'a conduit où je suis. Aveugle, et souffrant sans espoir et presque sans relàche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect: il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c'est le dévouement à la science.

AUG. THIERRY.

Préface de Dix Années d'études historiques.

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Causes de l'attache que les hommes ont
à leurs opinions 1.

Les hommes sont naturellement attachés à leurs opinions, parce qu'ils ne sont jamais sans quelque cupidité qui les porte à désirer de régner sur les autres en toutes les manières qui leur sont possibles. Or on y règne en quelque sorte par la créance; car c'est une espèce d'em

1. Ce titre est de Nicole.

pire que de faire recevoir ses opinions aux autres. Et ainsi l'opposition que nous y trouvons nous blesse à proportion que nous aimons plus cette sorte de domination. L'homme met sa joie, dit l'Écriture, dans les sentiments qu'il propose: Lætatur homo in sententia oris sui1; car, en les proposant, il les rend siens, il en fait son bien, il s'y attache d'intérêt; et les détruire, c'est détruire quelque chose qui lui appartient.

Toutes les qualités extérieures qui, sans augmenter notre lumière, contribuent à nous persuader que nous avons raison, nous rendant plus attachés à notre sens, nous rendent aussi plus sensibles à la contradiction. Or, il y en a plusieurs qui produisent en nous cet effet.

Ceux qui parlent bien et facilement sont sujets à être attachés à leur sens et à ne se laisser pas facilement détromper, parce qu'ils sont portés à croire qu'ils ont le même avantage sur l'esprit des autres, qu'ils ont, pour le dire ainsi, sur la langue des autres : l'avantage qu'ils ont en cela leur est visible et palpable, au lieu que leur manque de lumière et d'exactitude dans le raisonnement leur est caché. De plus, la facilité qu'ils ont à parler donne un certain éclat à leurs pensées, quoique fausses, qui les éblouit eux-mêmes; au lieu que ceux qui parlent avec peine obscurcissent les vérités les plus claires et leur donnent l'air de faussetés, et ils sont même souvent obligés de céder et de paraitre convaincus, faute de trouver des termes pour se démêler de ces faussetés éblouissantes.

Ce qui fortifie cette attache dans ceux qui ont cette facilité de parler, c'est qu'ils entrainent d'ordinaire la multitude dans leurs sentiments, parce qu'elle ne man

1. Prov., XV, 23.

que jamais de donner l'avantage de la raison à ceux qui ont l'avantage de la parole. Et ce consentement public, revenant à eux, les rend encore plus contents de leurs pensées, parce qu'ils prennent de là sujet de les croire conformes à la lumière du sens commun. De sorte qu'ils reçoivent des autres ce qu'ils leur ont prêté, et sont trompés à leur tour par ceux mêmes qu'ils ont trompés.

Il y a plusieurs qualités extérieures qui produisent le même effet, comme la modération, la retenue, la froideur, la patience; car ceux qui les possèdent, se comparant par là avec ceux qui ne les ont pas, ne sauraient s'empêcher de se préférer à eux en ce point: en quoi ils ne leur font point d'injustice. Mais comme ces sortes d'avantages paraissent bien plus que ceux de l'esprit, et qu'ils attirent la créance et l'autorité dans le monde, ces personnes passent souvent jusqu'à préférer leur jugement à celui des autres qui n'ont pas ces qualités; non en croyant par une vanité grossière avoir plus de lumière d'esprit qu'eux, mais d'une manière plus fine et plus insensible; car, outre l'impression que fait sur eux l'approbation de la multitude, à qui ils imposent par leurs qualités extérieures, ils s'attachent de plus aux défauts qu'ils remarquent dans la manière dont les autres proposent leur sentiment, et ils viennent enfin à les prendre insensiblement pour des marques de défaut de raison.

Il y en a même à qui le soin qu'ils ont eu de demander à Dieu la lumière dont ils ont besoin pour se conduire en certaines occasions difficiles, suffit pour préférer les sentiments où ils se trouvent à ceux des autres, en qui ils ne voient pas la même vigilance dans la prière; mais ils ne considèrent pas que le vrai effet des prières n'est pas tant de nous rendre plus éclairés que de nous obtenir plus de défiance de nos propres lumiè

res, et de nous rendre plus disposés à embrasser celles des autres. De sorte qu'il arrive souvent qu'une personne moins vertueuse aura, en effet, plus de lumière sur un certain point qu'un autre qui aura beaucoup plus de vertu; mais en même temps toute cette lumière lui servira beaucoup moins par le mauvais usage qu'elle en fait que si elle avait obtenu par ses prières, et la docilité pour recevoir la vérité d'un autre et la grâce d'en bien user.

Ceux qui ont l'imagination vive, et qui conçoivent fortement les choses, sont encore sujets à s'attacher à leur propre jugement parce que l'application vive qu'ils ont à certains objets les empêche d'étendre assez la vue de leur esprit pour former un jugement équitable qui dépend de la comparaison des diverses raisons. Ils se remplissent tellement d'une raison qu'ils ne donnent plus d'entrée à toutes les autres; et ils ressemblent proprement à ceux qui sont trop près des objets, et qui ne voient ainsi que ce qui est précisément devant eux.

Entin tout ce qui élève les hommes dans le monde, comme les richesses, la puissance, l'autorité, les rend insensiblement plus attachés à leurs sentiments, tant par la complaisance et la créance que ces choses leur attirent, que parce qu'ils sont moins accoutumés à la contradiction; ce qui les y rend plus délicats. Comme on ne les avertit pas souvent qu'ils se trompent, ils s'accoutument à croire qu'ils ne se trompent point, et ils sont surpris lorsqu'on entreprend de leur faire remarquer qu'ils y sont sujets comme les autres.

NICOLE.

Des moyens de conserver la paix avec

les hommes, 1" partie, ch. v.

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