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15. Les deux avarices.

On ne saurait trop méditer cet admirable discours de Notre-Seigneur : « Donnez-vous garde de toute avarice. » Il y a plusieurs sortes d'avarice. Il y en a une triste et sordide, qui amasse sans fin et sans jouir: « qui n'ose toucher à ses richesses et qui semble, comme dit le Sage, ne s'être réservé sur elles aucun droit que celui de les regarder et de dire: Je les ai ». Mais il y a une autre avarice plus gaie et plus libérale, qui veut amasser sans fin comme l'autre, mais pour jouir, pour se satisfaire; et telle était l'avarice de l'homme qui nous est dépeint dans cet évangile 1.

Un tel avare a beaucoup de dédain pour cette sorte d'avarice où l'on se plaint tout à soi-même au milieu de l'abondance. Il s'imagine être bien plus sage parce qu'il jouit : mais cependant Dieu l'appelle « insensé ».

L'un est fol par trop d'épargne et parce qu'il s'imagine pouvoir être heureux par un bien dont il ne fait aucun usage mais l'autre est fol pour trop jouir, et parce qu'il s'imagine un repos solide dans un bien qu'il va perdre la nuit suivante. « Donnez-vous donc garde de toute avarice », et autant de celle qui jouit, que de celle qui se refuse tout. Soyez « riche en Dieu »

faites de Dieu et de sa bonté tout votre trésor. C'est ce trésor-là dont on ne peut trop jouir: c'est ce trésor-là où il n'y a jamais rien à épargner, parce que plus on l'emploie, plus il s'augmente.

BOSSUET.

Méditations sur l'Évangile, xxxv journée.

1. Allusion à la parabole de l'homme riche qui voulait rebâtir ses greniers pour amasser et jouir, et à qui Dieu dit : « Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme, et pour qui sera ce que tu as amassé? » Évangile selon saint Luc, x11, 21.

2. On se refuse tout.

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Par une raison contraire1, qui ne voit que plus on sort de la dépendance, plus on rend ses passions indomptables? Nous sommes des enfants qui avons besoin d'un tuteur sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à se remuer et à se produire, et oppriment notre liberté sous le joug de leur licence effrénée. Ah! nous ne le voyons que trop tous les jours. Ainsi vous voyez, messieurs, combien la fortune est trompeuse, puisque, bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.

Ce n'est pas sans raison, messieurs, que le Fils de Dieu nous instruit à craindre les grands emplois; c'est qu'il sait que la puissance est le principe le plus ordinaire de l'égarement; qu'en l'exerçant sur les autres, on la perd souvent sur soi-même; enfin qu'elle est semblable à un vin fumeux qui fait sentir sa force aux plus sobres. Celui-là sera maître de ses volontés, qui saura modérer son ambition, qui se croira assez puissant, pourvu qu'il puisse régler ses désirs, et être assez désabusé des choses humaines pour ne point mesurer sa félicité à l'élévation de sa fortune.

Mais écoutons, chrétiens, ce que nous opposent les ambitieux. Il faut, disent-ils, se distinguer; c'est une marque de faiblesse de demeurer dans le commun : les génies extraordinaires se démêlent toujours de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux qui s'avancent semblent reprocher aux autres leur peu de

1. Bossuet vient de dire de nos vices que « le meilleur moyen de les réprimer, c'est de leur ôter le pouvoir ».

2. S'avancer, « faire progrès, faire fortune. C'est un homme à s'avancer en peu de temps. >>> Académie, 1694.

mérite; et c'est sans doute ce dessein de se distinguer qui pousse l'ambition aux derniers excès. Je pourrais combattre par plusieurs raisons cette pensée de se discerner. Je pourrais vous représenter1 que c'est ici un siècle de confusion, où toutes choses sont mêlées; qu'il y a un jour arrêté à la fin des siècles pour séparer les bons d'avec les mauvais, et que c'est à ce grand et éternel discernement que doit aspirer de toute sa force une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore que c'est en vain qu'on s'efforce de se distinguer sur la terre, où la mort nous vient bientôt arracher de ces places éminentes, pour nous abìmer avec tous les autres dans le néant commun de la nature; de sorte que les plus faibles, se riant de votre pompe d'un jour et de votre discernement imaginaire, vous diront avec le prophète : O homme puissant et superbe, qui pensiez par votre grandeur vous être tiré du pair, « vous voilà blessé comme nous, et vous êtes fait semblable à nous. » Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis effectus es3.

Mais sans m'arrêter à ces raisons, je demanderai seulement à ces àmes ambitieuses par quelles voies elles prétendent de se distinguer: celle du vice est honteuse, celle de la vertu est bien longue. La vertu ordinairement n'est pas assez souples pour ménager la faveur des hommes; et le vice qui met tout en œuvre, est plus actif, plus pressant, plus prompt, et ensuite il réussit

1. Je pourrais vous représenter.... C'est ce que Bossuet avait sans doute fait en chaire d'une façon développée dans le sermon sur l'Ambition, de 1661.

2. Ici le fait d'être discerné.

3. Isa., XIV, 10.

4. Prétendre de... se disait alors: « Je prétends bien de vous voir. » SÉVIGNÉ, 15 juillet 1673. « Ne prétendez pas, mes pères, de faire accroire au monde.... » PASCAL, Prov., xv.

5. Cf. le premier sermon Sur la Providence (1o point) et le sermon Sur l'honneur du monde (2o point).

mieux que la vertu, qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d'une si grande lenteur; peu à peu votre vertu se relàchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité pour s'accommoder à l'humeur du monde. Ah! que vous feriez bien plus sagement de renoncer tout à coup à l'ambition! peut-être qu'elle vous donnera de temps en temps quelques légères inquiétudes; mais toujours en aurezvous bien meilleur marché, et il vous sera bien plus aisé de la retenir, que lorsque vous lui aurez laissé - prendre goût aux honneurs et aux dignités. Vivez donc content de ce que vous êtes, et surtout que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer une condition plus relevée. C'est l'appât ordinaire des ambitieux : ils plaignent toujours le public, ils s'érigent en réformateurs des abus, ils deviennent sévères censeurs de tous ceux qu'ils voient dans les grandes places. Pour eux, que de beaux desseins ils méditent! que de sages conseils pour l'État ! que de grands sentiments pour l'Église! que de saints règlements pour un diocèse! Au milieu de ces desseins charitables et de ces pensées chrétiennes, ils s'engagent dans l'amour du monde, ils prennent insensiblement l'esprit du siècle, et puis, quand ils sont arrivés au but, il faut attendre les occasions qui ne marchent qu'à pas de plomb, et qui enfin n'arrivent jamais. Ainsi périssent tous ces beaux desseins, et s'évanouissent comme un songe toutes ces grandes pensées'.

BOSSUET.

Sermon sur l'ambition.

1. Ce développement est ainsi rédigé dans le sermon de 1661 : « C'est l'appȧt ordinaire des ambitieux; ils plaignent le public; ils se font les réformateurs des abus, deviennent sévères censeurs

17.

De l'esclavage des biens de ce monde.

L'abondance, la bonne fortune, la vie délicate et voluptueuses sont comparées souvent dans les saintes Lettres à des fleuves impétueux, qui passent sans s'arrêter, et tombent sans pouvoir soutenir leur propre poids. Mais si la félicité du monde imite un fleuve dans son inconstance, elle lui ressemble aussi dans sa force; parce qu'en tombant elle nous pousse, et qu'en coulant elle nous tire: «Attendis quia labitur, cave quia trahit, » dit saint Augustin'.

Il faut aujourd'hui, messieurs, vous représenter cet attrait puissant. Venez et ouvrez les yeux, et voyez les liens cachés dans lesquels votre cœur est pris mais pour comprendre tous les degrés de cette déplorable servitude où nous jettent les biens du monde, contemplez ce que fait en nous l'attache d'un cœur qui les possède, l'attache d'un cœur qui en use, l'attache d'un cœur qui s'y abandonne. O quelles chaines! ô quel esclavage! Mais disons les choses par ordre.

Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'àme plus libre et plus dégagée. Par exemple, on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que

de tous ceux qu'ils voient dans les dignités. Pour eux... que de beaux desseins pour l'État! que de grandes pensées pour l'Eglise! Au milieu de ces beaux desseins et de ces pensées chrétiennes, on s'engage dans l'amour du monde, on prend l'esprit de ce siècle, on devient mondain et ambitieux, et quand on est arrivé au but, il faut attendre les occasions, et ces occasions ont des pieds de plomb, elles n'arrivent jamais... et peu à peu tous ces beaux desseins se perdent et s'évanouissent tous, ainsi qu'un songe. »

1. In Ps. cxxxvi, 3.

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