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lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille luimême à sa ruine; enfin il ne se soucie que d'ètre, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer; et lors même qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible; et l'amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements.

LA ROCHEFOUCAULD.

Pensées, maximes et réflexions morales (1665).

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Voilà comme ce vice rend le pécheur insupportable à lui-même, insupportable par le fonds d'inquiétude qu'il laisse dans la conscience impure. Je sais que le trouble intérieur est la peine de tout péché qui tue l'âme; que le crime n'est jamais tranquille, et que la région de Tiniquité est toujours un triste théâtre de la faim et de la plus affreuse indigence: Facta est fames valida in regione illa. Mais il y a dans le vice dont je parle je ne sais quoi de si opposé à l'excellence de la raison, à

la dignité de notre nature, qui fait que le pécheur se reproche sans cesse à lui-même sa propre faiblesse, et qu'il rougit en secret de ne pouvoir secouer le joug qui l'accable. Tel est le caractère de ce vice, de laisser dans le cœur un fonds de tristesse qui le mine, qui le suit partout, qui répand une amertume secrète sur tous ses plaisirs le charme fuit et s'envole, la conscience impure ne peut plus se fuir elle-même; on se lasse de ses troubles, et l'on n'a pas la force de les finir; on se dégoûte de soi-même, et on n'ose changer; on voudrait pouvoir fuir son propre cœur, et on se retrouve partout; on envie la destinée de ces pécheurs endurcis qu'on voit tranquilles dans le crime, et on ne peut parvenir à cette affreuse tranquillité : on essaye de secouer le joug de la foi, et on a d'abord plus horreur de cet essai que du crime même; enfin les plaisirs que l'on goûte ne sont que des instants rapides et fugitifs; les remords cruels forment comme l'état durable et le fond de toute la vie criminelle.

Insupportable, secondement, par les dégoûts, les jalousies, les fureurs, les contraintes, les frayeurs, les tristes événements inséparables de cette passion: on a tout à craindre du côté de la réputation et de la gloire : il faut acheter le plaisir injuste au prix des mesures les plus gênantes, où si une seule vient à manquer, tout est perdu; il faut soutenir les discours publics et les murmures domestiques; soutenir les caprices, les inégalités, les mépris, la perfidie peut-être de l'objet qui vous captive; soutenir vos devoirs, vos bienséances, vos intérêts, toujours incompatibles avec vos plaisirs; se soutenir soi-même contre soi-même. Ah! les commencements de la passion n'offrent rien que de riant et d'agréable; les premiers pas que l'on fait dans la voie de l'iniquité, on ne marche que sur des fleurs; les pre

mières fureurs de ce vice surtout enivrent la raison, et ne lui laissent pas le loisir de sentir toute sa misère; les idées qu'on se fait alors de la passion sont encore nobles et flatteuses; le langage répond aux idées; on ne l'annonce mutuellement que par l'élévation des sentiments, la bonté du cœur, la discrétion, l'honneur, la bonne foi, la distinction du mérite, la destinée des penchants : tout flatte encore alors la vanité. Mais les suites, dit l'Esprit de Dieu, en sont toujours amères comme l'absinthe; mais la passion un peu refroidie; mais le plaisir injuste approfondi; mais les premiers égards affaiblis par la familiarité et le long usage; mais la vanité détrompée par tout ce que la passion a de plus honteux : ah! viennent les bruits désagréables, les murmures publics, les dissensions domestiques, des affaires ruinées, des établissements manqués, les soupçons, les jalousies, les dégoûts, les infidélités, les fureurs que vous reste-t-il alors, àme infidèle, que des retours affreux sur vous-même; qu'un poids d'amertume sur votre cœur; qu'une honte secrète de votre faiblesse; que des regrets de n'avoir pas suivi des conseils plus sages; que des réflexions tristes sur tout ce que vous pouviez vous promettre de repos, de gloire, de bonheur dans le devoir et dans l'innocence? et avez-vous pu réussir jusqu'ici à vous calmer, et à vous faire une conscience tranquille dans le crime?

Insupportable, troisièmement, par les nouveaux désirs que ce vice allume sans cesse dans le cœur. Une passion nait des cendres d'une autre passion; un désir satisfait fait naître un nouveau désir; on est dégoûté, et on n'est pas rassasié. C'est le caractère de cette infortunée passion, dit l'Apôtre, d'être insatiable: Insatiabilis delicti. On ne sait plus se prescrire de bornes dans la honteuse volupté; les emportements les plus monstrueux ne peuvent encore satisfaire la fureur d'une âme impure; la

débauche la plus immodérée laisse encore quelque chose à désirer au dérèglement des sens; on cherche avidement de nouveaux crimes dans le crime même; on forme, comme le prodigue, des désirs plus honteux, et qui vont encore plus loin que les actions mêmes Cupiebat implere ventrem de siliquis quas porci manducabant. Toute sorte de joug révolte, et devient insupportable : la seule gène des réflexions inséparables de la condition humaine déplait et fatigue; on va jusqu'à envier la condition des bêtes Cupiebat implere ventrem de siliquis quas porci manducabant; on trouve leur sort plus heureux que celui de l'homme, parce que rien ne traverse leur instinct brutal; que l'honneur, le devoir, les réflexions, les bienséances ne troublent jamais leurs plaisirs, et qu'un penchant aveugle est le seul devoir qui les conduit, et la seule loi qui les guide: Cupiebat implere ventrem de siliquis quas porci manducabant. Mon Dieu! et un souhait si impie, si extravagant, si honteux à toute la nature, si sacrilège dans la bouche du chrétien surtout, qui a l'honneur d'être membre de votre Fils, retentit tous les jours sur des théâtres infàmes, et embellit même les expressions d'une poésie lascive. O mon peuple! dit le Seigneur, qui vous a donc enivré de ce vin de fornication? Qui a changé mon héritage en la retraite des esprits immondes, et livré Jérusalem à tous les excès des nations?

Insupportable, en quatrième lieu, si j'osais le dire ici, par les tristes suites du dérèglement, qui font presque toujours expier dans un corps chargé de douleurs la honte des passions du premier àge, trainer des jours languissants et malheureux, et sentir à tous les moments de la vie l'usage indigne qu'on en a fait.

Enfin il n'est pas de vice qui rende le pécheur plus vil et plus méprisable aux yeux des autres hommes : der

nière circonstance des excès du prodigue, et dernier caractère de cette passion. Il tomba dans un avilissement qu'on ne peut lire sans horreur : il se mit au service d'un des habitants du pays : il fut envoyé à sa maison des champs pour y garder des pourceaux et là il eût souhaité de se rassasier des glands que ces sales animaux mangeaient, et personne ne lui en donnait. Quelles images! et qu'elles sont propres à peindre toute la honte et toute l'indignité du vice dont nous parlons!

Qui, mes frères, en vain le monde a donné des noms spécieux à cette passion honteuse; en vain un usage insensé et déplorable a tâché de l'ennoblir par la pompe des théâtres, par l'appareil des spectacles, par la délicatesse des sentiments, et par tout l'art d'une poésie lascive; en vain des écrivains profanes prostituent leurs plumes, leurs talents, à des apologies criminelles de ce vice les louanges qu'on lui donne n'ont rien de plus réel que les scènes elles-mêmes où on les débite : sur les théâtres fabuleux, c'est la passion des héros, c'est la faiblesse des grandes âmes: au sortir de là, c'est-à-dire dans la vérité et la réalité des choses, dans la conduite ordinaire de la vie, c'est un avilissement qui déshonore l'homme et le chrétien; c'est une tache qui flétrit les plus grandes actions, et qui jette un nuage sur la plus belle vie du monde; c'est une bassesse qui, loin de nous approcher des héros, nous confond avec les bêtes. Et en effet, vous qui vous en faites, ce semble, honneur devant les hommes, voudriez-vous qu'on mit au grand jour toutes les faiblesses secrètes, toutes les indignités, toutes les démarches, tous les sentiments insensés, toutes les situations puériles où cette passion vous a conduit, que l'œil de Dieu a éclairées, et que sa justice manifestera au jour de ses vengeances? seriez-vous fort content de vous-même, si cette partie de votre vie, si cachée, si

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