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C'est par là qu'il annonce qu'il est à l'image d'un bien qui est de la même étendue que son besoin. Dieu est la réalité, et l'homme est le vide. Dieu a tout, et l'homme désire tout. Dieu fait l'homme sur le modèle de ses perfections; et l'homme, semblable à la cire qui s'écoule, et qui entre dans tous les traits dont elle doit porter l'empreinte, s'unit intimement à Dieu pour puiser en lui ce qui lui manque, et qu'il désire étant créé pour le désirer, et étant nécessairement malheureux s'il le désire sans l'avoir. Mais alors même son malheur rend témoignage à sa dignité presque infinie. Car il faut être bien grand, pour être malheureux et inconsolable si on est privé du seul bien qui soit infini.

L'homme n'est point semblable à un pauvre qui l'a toujours été, mais à un roi détrôné. Il porte dans le sein un sentiment continuel de son premier état : et quoique chassé et exilé, il conserve, même malgré lui, un violent désir d'être rétabli, mais en séparant mal à propos le désir d'être heureux de celui d'être juste, et prétendant ressembler à Dieu par l'éclat et par la grandeur, comme son image, sans se mettre en peine de lui ressembler par la sainteté.

DU GUET.

L'ouvrage des six jours (sixième jour).

4.

Le problème de la destinée humaine

Tous les êtres ont leur destination spéciale qui leur est imposée par leur nature, et, parce qu'elle leur est imposée par leur nature, tous y tendent avec énergie. Voilà ce que tous les êtres ont de commun. Mais, cette

problème de la destinée humaine, morceau cité à la suite du présent extrait.

destination, la plupart l'ignorent en l'accomplissant, et il n'a été donné qu'à un bien petit nombre de savoir qu'ils en ont une. Ce privilège éminent a été réservé aux natures raisonnables, et le seul être doué de raison que nous connaissions, c'est l'homme.

Sans doute, Messieurs1, il est vrai de le dire, l'homme n'arrive que tard à ces grandes questions, et, alors même qu'il se les est posées, les intérêts et les passions de tous les jours reprennent bientôt le dessus, et tendent incessamment à les lui faire oublier. Ce n'est que dans quelques cas extraordinaires, dans quelques circonstances rares, que son esprit s'élève à ces hautes pensées. Cela est vrai pour le commun des hommes; cela est vrai aussi pour les esprits distingués qui sont emportés comme les autres par le flux et le reflux des circonstances, et qui passent ainsi une grande partie de leur vie à obéir à leur nature, sans considérer où elle les pousse. Oui, le fait est exact, et je ne le conteste point; et cependant, j'ose le dire, il n'est pas un homme, si pauvre que sa naissance l'ait fait, si peu éclairé que la société l'ait laissé, si maltraité, en un mot, qu'il puisse être par la nature, la fortune et ses semblables, à qui, un jour au moins dans le courant de sa vie, sous l'influence d'une circonstance grave, il ne soit arrivé de se poser cette terrible question qui pèse sur nos têtes à tous comme un sombre nuage, cette question décisive: pourquoi l'homme est-il ici-bas, et quel est le sens du rôle qu'il y joue? Vous ètes là, Messieurs, pour témoigner de la vérité de cette assertion car pour aucun de vous la question que je pose n'est une question inconnue; elle ne l'est à aucun. homme qui ait un peu vécu, qui ait un peu souffert. Il

1. Ces pages sont tirées d'une leçon professée à la Sorbonne.

reste donc à savoir quelles sont ces circonstances qui viennent nous tirer du rang de l'animal pour nous élever à une pensée, qui est la pensée morale, la pensée humaine par excellence.

Il est bien évident d'abord que, si l'homme ne portait pas en lui-même les deux principes que j'ai signalés en commençant, jamais l'homme ne concevrait la question morale et ne se la poserait. C'est uniquement parce que l'homme est capable de comprendre que toute chose a été créée pour une fin, et que, dans l'ensemble de cet univers, la fin de chaque chose doit importer à la fin du tout, que l'homme s'inquiète de sa propre destinée et de ses rapports avec celle du monde. Supprimez dans l'homme la raison, ne lui laissez que l'intelligence, et placez-le sous l'influence d'une circonstance quelconque, jamais un pareil souci ne l'occupera. Or la raison de l'homme est née avec lui; mais elle sommeille pendant longtemps, et il faut des excitations puissantes pour la réveiller, et lui faire mettre dehors, si je puis m'exprimer ainsi, les principes qu'elle contient. Jusque-là, ils sont en elle comme s'ils n'étaient pas. Tout homme porte en soi, dès son enfance, les principes générateurs de la question morale, et pourtant la question morale ne se pose que tard, et semble même ne se poser qu'à peine dans un grand nombre d'esprits. Nous devons donc chercher quelles circonstances parviennent à éveiller la raison humaine sur ce point, et nous forcent à ouvrir les yeux sur l'énigme de la vie.

Jamais peut-être, Messieurs, l'homme ne se demanderait pourquoi il a été mis dans ce monde, si les tendances de sa nature y étaient continuellement et complètement satisfaites. Une parfaite, une invariable harmonie entre la pente de ses désirs et le cours des choses laisserait peut-être sa raison éternellement en

dormie. Ce qui éveille la raison, Messieurs, ce qui l'oblige à s'inquiéter de la destinée de l'homme, c'est le mal : le mal, qui est partout dans la condition humaine, jusque dans ces jouissances passagères qu'on appelle le bonheur.

Au début de la vie, notre nature, s'éveillant avec tous les besoins et toutes les facultés dont elle est pourvue, rencontre un monde qui semble offrir un champ illimité à la satisfaction des uns et au développement des autres. A la vue de ce monde qui paraît renfermer pour elle le bonheur, notre nature s'élance, pleine d'espérances et d'illusions. Mais il est dans la condition humaine qu'aucune de ces espérances ne soit remplie, qu'aucune de ces illusions ne soit justifiée. De tant de passions que Dieu a mises en nous, de tant de facultés dont il nous a doués, examinez, et voyez laquelle ici-bas a son but, et parvient à sa fin. Il semble que le monde qui nous entoure ait été constitué de manière à rendre impossible un pareil résultat. Et cependant, ces désirs et ces facultés résultent de notre nature; ce qu'ils veulent, c'est ce qu'elle veut; ce qu'elle veut, c'est la fin pour laquelle elle a été faite, c'est son bonheur, c'est son bien. Elle souffre done, Messieurs, et non seulement elle souffre, mais elle s'étonne et s'indigne : car, comme elle ne s'est point faite, il n'a point dépendu d'elle d'avoir ou de n'avoir pas ces tendances; la satisfaction de ces tendances lui semble donc non seulement naturelle, mais encore légitime; elle trouve donc que les lois de la nature et celles de la justice sont blessées dans ce qui lui arrive; et de là, cette longue incrédulité d'abord, puis ensuite cette sourde protestation que nous opposons aux misères de la vie. Tant que dure notre jeunesse, le malheur nous étonne plus qu'il ne nous effraye; il nous semble que ce qui nous arrive est une anomalie, el notre confiance n'en est point ébranlée. Cette ano

malie a beau se répéter, nous ne sommes point désabusés; nous aimons mieux nous accuser que de mettre en doute la justice de la Providence; nous croyons que, si nous éprouvons des mécomptes, la faute en est à nous, et nous nous encourageons à être plus habiles; et, alors même que notre habileté échoué mille fois, nous nous obstinons encore à croire. Mais, à la fin, soit que quelque grand coup, venant à nous frapper, nous ouvre subitement les yeux, soit que, la vie s'écoulant, une expérience si longtemps prolongée l'emporte, la triste vérité nous apparaît alors s'évanouissent les espérances qui nous avaient adouci le malheur; alors leur succède cette amère indignation qui le rend plus pénible; alors du fond de notre cœur oppressé de douleur, du fond de notre raison blessée dans ses croyances les plus intimes, s'élève inévitablement cette mélancolique question : « Pourquoi donc l'homme a-t-il été mis en ce monde? >> Et ne croyez pas, Messieurs, que les misères de la vie aient seules le privilège de tourner notre esprit vers ce problème : il sort de nos félicités comme de nos infortunes, parce que notre nature n'est pas moins trompée dans les unes que dans les autres. Dans le premier moment de la satisfaction de nos désirs, nous avons la présomption, ou, pour mieux dire, l'innocence de nous croire heureux; mais, si ce bonheur dure, bientôt ce qu'il avait d'abord de charmant se flétrit; et là où vous aviez cru sentir une satisfaction complète, vous n'éprouvez plus qu'une satisfaction moindre, à laquelle succède une satisfaction moindre encore, qui s'épuise peu à peu, et vient s'éteindre dans l'ennui et le dégoût. Tel est le dénouement inévitable de tout bonheur humain; telle est la loi fatale à laquelle aucun d'eux ne saurait se dérober. Que si, dans le moment du triomphe d'une passion, vous avez la bonne fortune d'ètre saisi par une

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