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lira dans ce chant un épisode intéressant par sa nouveauté : c'est l'histoire de deux jeunes époux qui, voulant fuir bien loin du spectacle douloureux de leur patrie opprimée et sanglante, se sont établis sur les bords de l'Amazone, y ont porté les arts et les productions de leur patrie; y sont devenus constructeurs, cultivateurs et fermiers. L'auteur, après avoir lu à un de ses amis cet épisode, imaginé par lui pour donner plus d'intérêt à son ouvrage, apprit avec étonnement que ce récit n'était point une vaine fiction, mais l'histoire réelle de deux jeunes époux d'une famille distinguée : seulement le lieu de la scène est différent, et le poëte se trouve avoir placé dans l'Amérique méridionale un fait arrivé dans le nord de cette partie du monde. Peu de hasards heureux lui ont fait autant de plaisir que cette espèce de divination.

Il se hâte de répondre à ceux dont les incroyables et pacifiques invitations à la patience et à l'oubli de nos calamités accusent d'avance cet ouvrage, destiné à en perpétuer le souvenir, en traduisant, dans leur véritable sens, les déclamations de ces hommes modérés, et en donnant à l'expression de leurs idées toute la naïveté et toute la franchise qu'ils n'ont osé lui donner eux-mêmes.

Pourquoi revenir sur les traces de nos anciennes calamités? Pourquoi remuer toutes ces cendres, rouvrir tous ces tombeaux? Une révolution qui devait enrichir les brigands, comme les débris d'un nau. frage enrichissent ceux qui les attendent sur le rivage, a renversé la plus ancienne des monarchies. Dans cet écroulement subit, des hommes avides se sont emparés des dépouilles. N'allez pas leur disputer des richesses conquises par leur audace, et légitimées par leurs lois. Des hommes plus habiles encore ont spéculé sur les armées, sur les convois, sur les tentes, sur les magasins; et ce qui est plus courageux encore, sur les remèdes des malades et le pansement des blessés. Des malheurs innombrables ont alimenté leur fortune nouvelle; des millions d'hommes ont péri pour la consolider: gardez-vous de troubler leur jouissance; que tant de sang ne soit pas perdu. Ralliez-vous au gouvernement, disent d'autres encore; il faut l'aimer, car il est terrible; il faut le servir, car il peut vous perdre. Ainsi parlent ces apologistes complaisants de tout ce qui a fait nos malheurs, et leurs déclamations ressemblent au bruit des tambours et des cymbales qui, dans les sacrifices humains, empêchaient d'arriver aux oreilles des mères les cris des enfants égorgés ou précipités dans les flammes. Eh quoi! la plainte n'est-elle plus le droit du malheur? Espérez-vous étouffer par vos

conseils pacifiques les cris d'une douleur si profonde, et calmer les convulsions d'une agonie si cruelle? Sans doute la haine doit se taire, inais la vérité doit parler : elle doit vous apprendre que la dissolution des corps politiques, comme celle des corps physiques, produit immédiatement cette horrible population qui sort de leurs ruines et se nourrit de leurs cadavres. Les récits des calamités et des fautes passées sont le patrimoine de l'avenir, c'est l'instruction des empires et des siècles. Pouvez-vous bien nous enlever jusqu'aux leçons de l'infortune, et nous priver même de nos malheurs? Vous avez vaincu : régnez par la force, mais ne raisonnez pas avec la souffrance. Jouissez, mais n'insultez pas, ne commandez pas le silence à la douleur et la résignation au désespoir.

On n'ajoutera plus qu'un mot. Des malheurs inévitables qu'entraînent les grands bouleversements dans les vieux empires, un des plus funestes, des moins remarqués, c'est l'incertitude de ce qu'il faut mettre à la place de ce qui n'est plus. Dans la peinture que fait Virgile des maux de la guerre civile, à la fin du premier livre des Géorgiques, l'auteur s'est toujours reproché d'avoir infidèlement traduit quelques mots, dont le sens profond n'est pas assez senti :

Ubi fas versum atque nefas,

dit Virgile, le bien et le mal sont confondus. Telle est la suite inévitable des révolutions. Tant que Rome eut des lois stables, et qu'on respecta l'ancienne constitution, on pouvait distinguer le juste de l'injuste cette constitution une fois détruite par la violence, l'incertitude régna dans toutes les délibérations et dans tous les esprits. Les uns voulaient le rétablissement de l'ancien gouvernement, les autres la royauté, les autres la dictature. Les limites une fois arrachées, per. sonne ne sait plus où les replacer : les anciennes fortunes renversées regardent avec indignation les fortunes élevées sur leurs ruines; les vaincus abhorrent les vainqueurs ceux-ci s'efforcent d'en anéantir ce qui reste; les esprits systématiques enfantent des projets de cons. titutions qui s'écroulent les unes sur les autres, et ensevelissent gous leurs débris et leurs ennemis et leurs auteurs. La nouveauté combat les anciennes habitudes; le choc des systèmes religieux vient ajouter à ces orages : tout est inquiétude, désordre, animosité, fureur. Le parti écrasé, qui avait oublié ses injures, saisit avec ardeur l'occasion de la vengeance; jusqu'à ce que les haines des factions rivales viennent mourir de fatigue et d'épuisement aux pieds du

vainqueur, qui, bientôt dégoûté de l'abjection de leur basse et facile obéissance, s'arme contre un peuple avili, et par sa révolte et par la servitude qui la suit toujours, de tout le mépris qu'il iuspire. Rem. publicam fessam civilibus odiis Augustus Cæsar excepit.

Quippe ubi fas versum atque nefas.

MALHEUR ET PITIÉ.

CHANT PREMIER.

Trop longtemps ont grondé les foudres de la guerre ;
Trop longtemps des plaisirs, corrupteurs de la terre,
La mollesse écouta les sons voluptueux :

Maintenant, des bons cœurs instinct affectueux,
Accours, douce Pitié, sers mon tendre délire;
Viens mouiller de tes pleurs les cordes de ma lyre ;
Viens prêter à mes vers tes sons les plus touchants :
C'est pour toi que je chante, inspire donc mes chants.
Puissent-ils, consolant cette terre où nous sommes,
Être approuvés des dieux, être bénis des hommes,
Apprivoiser le peuple, intéresser les rois,

Rendre à l'heureux des pleurs, au malheureux ses droits!
Glorieux attribut de l'homme, roi du monde,

La Pitié de ses biens est la source féconde.
La force n'en fit point le roi des animaux ;
Non, c'est cette Pitié qui gémit sur les maux.
Vers la terre, courbés par un instinct servile,
Ses sujets n'ont du ciel reçu qu'une âme vile;
Conduits par le besoin et non par l'amitié,
Ils sentent la douleur, et jamais la pitié.
L'homme pleure, et voilà son plus beau privilège;
Au cœur de ses égaux la Pitié le protege.

Nous pleurons quand, ravie au bonheur, aux amours,
La jeune vierge expire au printemps de ses jours;
Nous pleurons lorsqu'en proie au ravisseur avide,
Tombe dans le malheur un orphelin timide;

Et lorsqu'aux tribunaux sa modeste pudeur
De son front ingénu fait parler la candeur,
La Pitié, dans notre âme embrassant sa défense,
Du côté de ses pleurs fait pencher la balance.
Un instinct de pitié nous apprend à gémir,
D'un péril étranger nous force de frémir.
Que dis-je ? du malheur la touchante peinture
Exerce son pouvoir sur l'âme la plus dure.

Nous pleurons quand Poussin, de son adroit pinceau
Peint les jours menacés de Moïse au berceau;
Nous pleurons quand Danloux, dans la fosse fatale,
Plonge, vivante encor, sa charmante Vestale 1 :
Vers sa tombe avec elle il conduit la Pitié;
On ne voit que ses maux, son crime est oublié.
La Pitié, doux portrait de la bonté divine,
Rappelle les mortels à leur noble origine.
Malheur aux nations qui, violant nos droits,
De la Pitié touchante ont étouffé la voix !
L'autel de la Pitié fut sacré dans Athènes 2.
L'intérêt mieux instruit bénit ses douces chaînes ;
Elle inspire les arts, elle adoucit les mœurs,
Et le cœur le plus dur s'amollit à ses pleurs.
C'est peu du genre humain douce consolatrice,
De la société tu fondas l'édifice!

Oui, ce fut sur la foi de ce doux sentiment,
Plus puissant que les lois, plus fort que le serment,
Que les hommes, fuyant leurs sauvages asiles,
Joignirent leurs foyers dans l'enceinte des villes.
Là vinrent les mortels, dans les forêts épars,
Sous de communes lois, dans les mêmes remparts,
Prêts à se secourir aux premiers cris d'alarmes,
S'aider de leurs talents, de leurs biens, de leurs armes,
Et, rapprochés entre eux par un besoin pareil,
S'assurer l'un à l'autre un paisible sommeil.

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