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estimés conserve de lui une lettre écrite au moment où il marchait à la mort, pleine de la fermeté la plus héroïque et de l'amitié la plus tendre pour l'amie dont j'ai fait mention dans ces vers, et dont il ignorait la mort. 12 Ton amie avait fui de ce séjour d'effroi.

Madame de Serrant.

13 Hélas! et que n'en peut la sanglante mémoire,
Ainsi que de ces murs, s'effacer de l'histoire !

J'ai déjà remarqué, dans le discours préliminaire, que le poëme de Virgile, publié dans un temps de calme et de bonheur, fut composé dans des circonstances trop malheureusement semblables à celles où ce morceau des Géorgiques françaises fut écrit. On en sera convaincu par la lecture de ces vers, qui terminent le premier livre des Géorgiques latines:

Quippe ubi fas versum atque nefas: tot bella per orbem,

Tam multæ scelerum facies! non ullus aratro

Dignus honos; squalent abductis arva colonis,

Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem.

Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum :
Vicinæ, ruptis inter se legibus, urbes
Arma ferunt; sævit toto Mars impius orbe.
Ut, quum carceribus sese effudere, quadrigæ
Addunt in spatia, et frustra retinacula tendens
Fertur equis auriga, neque audit currus habenas.

Traduction par Delille.

Que d'horreurs en effet ont souillé la nature !
Les villes sont sans lois, la terre sans culture,
En des champs de carnage on change les guérets,
Et Mars forge ses dards des armes de Cérès !
lci le Rhin se trouble, et là mugit l'Euphrate;
Partout la guerre tonne et la discorde éclate;
Des augustes traités le fer tranche les nœuds,
Et Bellone en grondant se déchaîne en cent lieux.
Ainsi, lorsqu'une fois lancés de la barrière,
D'impétueux coursiers volent dans la carrière,
Leur guide les rappelle et se roidit en vain;

Le char n'écoute plus ni la voix ni le frein.

J'ai à me reprocher, dans cette traduction, d'avoir infidèlement rendu ces mots, fas versum atque nefas : ils rendent avec une précision et une énergie extrême le plus grand malheur des grandes crises des empires: c'est la confusion des idées morales et politiques, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Les bornes une fois arrachées, on ne sait plus où les replacer. De cette incertitude naît le combat des opinions, qui l'augmente encore. Si l'incertitude est un grand tourment pour les particuliers, elle est un plus grand tourment pour les empires: de là résulte pour les âmes communes une attente inquiète, pour les âmes pusillanimes le découragement, pour les âmes ambitieuses l'audace des entreprises téméraires et

désorganisatrices. Et comment jouir de quelque bonheur dans un état de choses où la constitution, la religion, l'éducation, les institutions civiles et militaires marchent, ou plutôt se traînent, au milieu de craintes et de projets, de contradictions et de réclamations sans nombre, qui résultent nécessairement des souvenirs du passé, du sentiment douloureux du présent, et de la perspective incertaine de l'avenir? Les nouveaux riches ne jouissent qu'en tremblant du fruit de leurs rapines; les hommes dépouillés, du fond de leur misère, voient avec indignation l'apparition scandaleuse des fortunes nouvelles élevées sur leurs débris : tout est inquiétude, inimitié, fureur; tous attendent, souffrent ou conspirent : quippe ubi fas versum atque nefas.

MALHEUR ET PITIÉ,

POËME

EN QUATRE CHANTS.

PRÉFACE DE L'AUTEUR.

L'auteur de ce poëme ne se dissimule pas toutes les haines que doit lui attirer sa publication. Il attaque un million de propriétaires illégitimes et de spoliateurs barbares. Aucun regret ni aucun ressentiment personnels n'ont conduit sa plume; il ne s'est jamais permis aucune satire, il n'a répondu à aucune; et quand il a réfuté quelques critiques de ses ouvrages, c'était moins pour les justifier que pour dissiper quelques préjugés littéraires, ou pour répandre quelques principes de goût trop méconnus. Il opposera la même impassibilité au déchaînement dont on le menace : de pareilles attaques ne peuvent effrayer celui qui sous les couteaux de Robespierre lui refusa un hymne pour l'Être suprême, qu'outrageaient ses hommages, que calomniait son existence, et qu'a trop tard justifié son supplice.

Si l'on avait réuni les voix de ceux dont il défend la cause, peutêtre cet ouvrage n'aurait point vu le jour; mais un homme profondément indigné de l'injustice ne consulte ni les oppresseurs ni les opprimés; il écoute l'humanité et la justice. A ces motifs s'est joint le souvenir ineffaçable de ce qu'il doit à ses augustes bienfaiteurs : il a voué à leur mémoire le respect qu'il eut pour eux dans les temps de leur prospérité, et qu'il leur a fidèlement conservé dans leur infortune: rien ne meurt pour les cœurs reconnaissants.

Ce poëme n'est pas, comme on pourrait le croire, un ouvrage purement de circonstance. L'auteur, dans le PREMIER CHANT, peint la pitié exercée par les particuliers envers les animaux, les serviteurs, les parents, les amis; et indistinctement tous les êtres à qui leurs malheurs et leurs besoins donnent des droits à la pitié des âmes sensibles. Il contient deux épisodes d'un genre et d'un caractère diffé

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rents dans l'un l'auteur a peint, avec des couleurs plus sombres et d'une manière plus énergique, les misères de la ville; dans l'autre, avec des teintes plus douces, la misère des campagnes, où elle se montre moins effrayante et moins hideuse. Le lieu même de la scène demandait un ton différent. De ces deux épisodes, l'un est un fait réel, assez intéressant pour que le célèbre Danloux se soit proposé, d'après la lecture que l'auteur lui en a faite, de lui consacrer l'admirable talent qui a rendu si touchant son beau tableau de la. Vestale, auquel toute l'Angleterre a couru. Le second épisode est tout entier d'imagination.

Le SECOND CHANT a pour objet la pitié des gouvernements, exercée dans les établissements publics de justice et de charité, dans les prisons, dans les hôpitaux civils et militaires, dans les guerres de peuple à peuple, et même dans la guerre civile. Il se termine par un épisode qui présente un des plus intéressants et des plus terribles tableaux que pût tracer la poésie, celui de deux camps français de la Vendée, volant l'un vers l'autre dans un moment de trêve; toutes les animosités oubliées, toutes les fureurs suspendues, la nature et le sang reprenant leurs droits; chacun reconnaissant, embrassant son ami, son parent, le compagnon de son enfance; et, au milieu de cet attendrissement et de cette allégresse universels, le signal terrible du retour à leurs drapeaux parricides, et du renouvellement des massacres.

Le TROISIÈME CHANT a pour sujet la pitié dans les temps orageux des révolutions, et c'est là que le poëme prend davantage la couleur d'un ouvrage de circonstance; mais l'auteur a eu soin d'attacher tous les détails à des idées générales; il a cherché les sources de la pitié il les a trouvées dans la grandeur déchue, dont on mesure les malheurs par la hauteur de sa chute; dans le spectacle de la beauté malheureuse et de la vertu proscrite, de la vieillesse et de l'enfance persécutées. Les détails et les récits ne sont que l'application des faits aux principes et des effets aux causes.

La peinture des malheurs inouïs de la plus auguste et de la plus infortunée des races royales est naturellement amenée par l'expression des différents genres de pitié qu'inspirent les différents malheurs; car, par une incroyable fatalité, cette famille offre la réunion lamentable de tous les désastres qui peuvent affliger une maison royale, après huit cents ans de gloire et de prospérité. Il y avait dans ce sujet un grand écueil à éviter; c'est la monotonie horrible de ces scènes innombrables de supplices et de massacres. Pour donner quelque variété

à ces terribles peintures, l'auteur a tâché d'y mêler quelquefois, sans disparate, des images douces et même riantes. Ainsi, dans la description de la mort tragique de l'infortuné duc de Brissac, après ces vers:

Ah! dans ce temps barbare,

Qui n'aime à retrouver une vertu si rare ?

l'auteur ajoute :

Avec moins de plaisir les yeux d'un voyageur
Dans un désert brûlant rencontrent une fleur;
Avec moins de transport des flancs d'un roc aride
L'œil charmé voit jaillir une source limpide.

De même, dans la peinture du règne de la terreur il a interrompu un instant cette longue suite de meurtres abominables, par ces vers d'un ton plus doux et d'une couleur moins lugubre :

Ah! dans ces jours affreux, heureuse l'indigence

A qui l'obscurité garantit l'indulgence!

Eh! qu'importe au pouvoir qu'auprès de ses troupeaux
Le berger enfle en paix ses rustiques pipeaux?
Qu'importe le mortel dont la table champêtre
Se couronne le soir des fruits qu'il a fait naître?

C'est dans la même intention que l'auteur a ajouté ici le juste éloge des femmes, qui presque toutes sont montées sur l'échafaud avec un courage dont l'histoire offre à peine quelques exemples, cités sans cesse et rarement imités. Enfin, pour varier encore cet épouvantable tableau de la plus effroyable époque du genre humain, il a terminé ce chant par la description d'une fête champêtre instituée en l'honneur de ces douze filles de Verdun, également intéressantes par leur vertu et leur beauté; toutes immolées dans un même jour, et dont la mort prématurée rappelle d'une manière si touchante ce mot charmant d'un Grec après une bataille où la jeunesse athénienne périt en foule : L'année a perdu son printemps. Par cette description, naturellement amenée, le lecteur, consolé, passe avec plaisir et sans secousse, des massacres à une fête, de la terreur des échafauds aux spectacles délicieux des bocages, des fleurs et du printemps. Plus ces images sont inattendues, plus l'effet en est sûr.

Dans le QUATRIÈME CHANT, enfin, il a peint la pitié dans les temps de spoliation et d'émigration. Là se trouvent encore des idées générales de justice et de morale, opposées au despotisme et à la tyrannie. On

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