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BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE

SUR J. DELİLLE.

Jacques Delille, dont le talent enchanteur a répandu tant d'éclat sur la poésie française, fut privé dès son berceau de toutes les douceurs que l'heureuse enfance trouve d'ordinaire dans les affections de famille. Il naquit dans la Limagne, le 22 juin 1758, à Aigue-Perse, près de Clermont, de Marie-Hiéronyme Bérard, qui appartenait à la famille de l'illustre chancelier de l'Hospital, et fut reconnu sur les fonts baptismaux par M. Montanier, avocat du parlement, qui mourut peu de temps après, lui laissant pour tout héritage une pension viagère de cent écus.

Ce fut avec ce modique secours qu'il vint à Paris commencer ses études au collège de Lisieux, où bientôt son excellent caractère, son application, et surtout ses progrès, lui gagnèrent l'amitié des professeurs, qui se plurent à seconder ses heureuses dispositions. Encouragé par des succès, qui déjà présageaient ceux qu'il devait obtenir un jour dans la littérature, le jeune élève sentit peut-être moins l'isolement auquel le réduisait le malheur de sa naissance, et puisa dans cet isolement même le courage nécessaire pour se créer une existence indépendante des caprices de la fortune et des secours de la parenté.

Forcé de se livrer d'abord à l'instruction publique, il eut à vaincre, à son entrée dans la carrière, tous les dégoûts attachés à l'emploi de maître élémentaire au collége de Beauvais ; et celui qui devait un jour enrichir notre langue poétique, dit un de ses panégyristes, se vit réduit à donner à des enfants des leçons de syntaxe latine.

Cependant, la destruction de l'ordre des jésuites ayant laissé le collége d'Amiens à la disposition de l'autorité séculière, Delille y fut appelé en qualité de professeur d'humanités, et passa ensuite à la chaire de troisième au collège de la Marche, à Paris. Ce fut pendant qu'il remplissait ces diverses fonctions qu'il travailla à son immortelle traduction des Géorgiques.

Jusque alors Delille n'était connu comme poëte que par quelques pièces fugitives, qui s'oublient aussi vite que la circonstance qui les fait naître. Quelques fragments des Géorgiques, qui se répandirent vers cette époque

DELILLE,

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dans le monde littéraire, donnèrent enfin la mesure du talent du jeune poëte.

Louis Racine, qu'il avait consulté dès le commencement de son travail, avait d'abord blâmé l'audace d'un tel projet. « La traduction des Géorgiques! s'était-il écrié d'un ton sévère, c'est la plus téméraire des entreprises! Mon ami Le Franc l'a tentée, et je lui ai prédit qu'il échouerait. » Ayant consenti néanmoins à entendre la lecture que le jeune homme lui proposait, non-seulement il avait cessé de condamner son projet, mais il l'avait fortement engagé à le poursuivre. Encouragé par un tel suffrage, Delille poursuivit en effet, et l'événement prouva que Louis Racine avait bien jugé du travail des deux rivaux ; mais il ne vécut pas assez pour voir accomplir sa double prédiction : il était mort depuis six ans lorsque Delille publia sa traduction, à la fin de 1769.

Cette traduction, vraiment originale, suivant l'expression de Frédéric II, fut accueillie par un concert d'applaudissements, et fonda tout d'un coup la réputation du poëte; mais au milieu de l'admiration générale que devaient naturellement exciter un si beau talent et tant de difficultés vaincues, un critique sévère, Clément de Dijon, qui bientôt devait attaquer Voltaire lui-même, voulut obscurcir la gloire du traducteur en recherchant minutieusement ses fautes. « Il apporta dans ses Observations critiques, dit M. Amar, savant éditeur et biographe de Delille, tout l'enthousiasme d'un admirateur passionné de Virgile, la sévérité pédantesque, la minutieuse diligence d'un professeur qui du haut de sa chaire, et la férule en main, corrige le devoir d'un écolier. Toujours sûr d'avoir raison quand il rapproche deux langues entre lesquelles il y a l'immensité, quand il compare non pas un morceau d'une certaine étendue au morceau qui lui répond dans la traduction, mais quand il oppose le vers au vers, quelquefois même l'hémistiche à l'hémistiche, il abuse de ses forces et de ses avantages pour accabler le traducteur, vaincu d'avance par la supériorité de son modèle. Il eût été plus juste, plus digne d'une critique impartiale, de lui savoir gré de ses efforts, si souvent heureux; de cette élégance continue, de cet emploi d'une foule de termes exclus jusque alors de la langue des poëtes, et surpris de s'y voir accueillis avec honneur; de ne rechercher enfin dans cette traduction qu'un beau poëme français sur le même sujet qui avait inspiré à Virgile un si beau poëme latin. Le comble de l'art et le prodige du talent, dans le traducteur, était d'avoir fait lire et aimer Virgile de ceux mêmes qui connaissaient à peine de nom son chef-d'œuvre des Géorgiques, et d'avoir placé sur la toilette et entre les mains des femmes celui peut être de tous les ouvrages anciens qui devait, par la nature de son sujet, prétendre le moins à cet honneur. Voilà ce qu'il convenait de faire, et ce que n'a point fait Clément. Sa critique cependant ne fut point inutile à Delille: il fit habilement son profit de ce qu'il y trouva de bon ; et il en est résulté de nombreuses corrections de détails et des améliorations sensibles dans l'ensemble de l'ouvrage. »

Les Observations de Clément, auxquelles se joignirent bientôt une infinité d'autres critiques, la plupart dictées par l'envie, ne purent arrêter le succès d'un ouvrage destiné à être l'un des plus beaux monuments de notre littérature. Voltaire, qui en jugeait ainsi, rendit un hommage public au talent du traducteur, avec lequel il n'avait eu jusque alors aucune relation, en écrivant à l'Académie, le 4 mars 1772 : « Rempli de la lecture des Georgiques de M. Delille, je sens tout le prix de la difficulté si heureusement surmontée, et je pense qu'on ne pouvait faire plus d'honneur à Virgile et à la nation. Le poëme des Saisons et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poëmes qui aient honoré la France après l'Art poétique. Le petit serpent de Dijon (Clément) s'est cassé les dents à force de mordre les deux meilleures limes que nous ayons. Je pense, messieurs, qu'il est digne de vous de récompenser les talents en les faisant triompher de l'envie. M. Delille ne sait point quelle liberté je prends avec vous; je désire même qu'il l'ignore. »

Delille fut en effet élu, peu de temps après, membre de l'Académie française; mais le maréchal de Richelieu, qui, grâce à son rang, avait été admis dans cette société illustre à l'âge de vingt-quatre ans, bien qu'à cette époque il n'eût encore écrit que des lettres galantes, ne craignit point de faire observer au monarque, sur lequel il avait un entier ascendant, que le poëte était trop jeune (quoiqu'il eût alors trente-quatre ans) pour prétendre à un honneur que Voltaire n'avait obtenu qu'à l'âge de cinquante-cinq ans.

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Un prélat apprenant l'objection faite au poëte, dont il était l'ami, s'écria : « Trop jeune ! il a près de deux mille ans; il est de l'âge de Virgile. » Les membres de l'Académie, qui probablement étaient de l'avis du prélat, nommèrent de nouveau, deux ans après, le traducteur des Georgiques, et cette fois la nomination fut confirmée par le roi, qui joignit à cet acte de justice des témoignages particuliers de son estime pour le récipiendaire. Delille succédait à La Condamine, et le discours qu'il prononça à la louange de cet intrépide voyageur, dont il retraça avec autant d'art que de précision les courses aventureuses, obtint les suffrages de la nombreuse assemblée qui l'écoutait, et fut eité comme l'un de nos plus brillants morceaux académiques.

Nommé, peu de temps après, à la chaire de poésie latine au Collége de France, le nouvel académicien s'y vit bientôt entouré d'une foule d'auditeurs, qui ne se lassaient pas d'admirer cette chaleur entraînante, cette grâce de diction qu'il possédait à un si haut degré, et qui fit inventer pour lui le mot plaisant de dupeur d'oreilles.

Du reste, l'empressement avec lequel le public et les hommes de lettres les plus distingués accueillaient toujours ses ouvrages imprimés, prouve assez qu'il n'avait pas besoin du débit pour assurer leur succès. Lorsque son poëme des Jardins parut, en 1780, le comte de Schomberg, qui déjà lui en avait entendu réciter quelques fragments, mais qui trouva

plus de charme encore à la lecture qu'il en fit lui-même, lui dit d'une manière à la fois délicate et flatteuse : « Je vous avais bien toujours dit que vous ne saviez pas lire vos vers. »>

Les beautés de ce poëme, dont les deux derniers chants sont comptés parmi les meilleurs morceaux de poésie descriptive que nous ayons dans notre langue, ne purent toutefois désarmer la critique, qui depuis longtemps s'apprêtait à le juger il fut l'objet de diverses satires plus ou moins amères, parmi lesquelles se signala surtout celle de Rivarol. Delille ne répondit point à ses détracteurs; mais il profita des observations des littérateurs éclairés, et les nouvelles éditions de son poëme se succédèrent avec une telle rapidité, qu'un homme d'esprit lui écrivit : « Vos ennemis sont bien peu diligents; ils n'en sont encore qu'à leur septième critique, et vous en êtes à votre onzième édition. >>

Cet ouvrage avait paru sous les auspices du comte d'Artois; et ce prince, voulant donner à l'auteur une marque particulière de son estime, lui offrit l'abbaye de Saint-Séverin, bénéfice simple, qui n'exigeait pas l'engagement dans les ordres sacrés. Riche désormais du produit de ses travaux et des bienfaits de la cour, Delille put paraître avec plus d'aisance et d'agrément encore dans la société, dont il faisait le principal ornement par les grâces de son esprit et le charme particulier de son caractère.

Il avait été accueilli à son entrée dans le monde, et ne possédant encore que son talent, par la célèbre madame Geoffrin, qui s'était plu à lui offrir des secours qu'il n'accepta pas, mais dont il consigna le souvenir dans ces vers du troisième chant du poëme de la Conversation:

Aux offres de ta bienfaisance

Ma fière pauvreté ne consentit jamais :
Mais en refusant tes bienfaits,

J'ai garde ma reconnaissance.

G'était auprès de cette femme charmante, véritable modèle d'amabilité, que le poëte avait puisé les premières leçons de cette politesse pleine d'élégance qui le distinguait si éminemment.

Quels que fussent, cependant, les agréments dont il jouissait dans cette société brillante qui chaque jour le recherchait avec plus d'ardeur, il s'en éloigna en 1784, pour suivre le comte de Choiseul-Gouffier dans son ambassade à Constantinople. Trop près des beaux climats de la Grèce pour ne pas visiter des lieux si chers aux muses, il vit cette terre célèbre, il vit les ruines de la patrie de Sophocle et d'Euripide, et fut transporté d'un enthousiasme qu'il exprime d'une manière à la fois naïve et piquante dans une lettre adressée à une dame de Paris, madame de Vaisnes, qui en fit circuler plusieurs copies.

Le petit bâtiment où il se trouvait, à son retour d'Athènes, avec l'ambassadeur et sa suite, ayant été poursuivi par deux forbans, Delille douna

dans cette circonstance des marques de sang-froid et même de gaieté dont toutes les gazeties parlèrent dans le temps : « Ces coquins-là, dit-il, ne s'attendent pas à l'épigramme que je ferai contre eux. »

Il arriva toutefois sain et sauf à Constantinople avec son illustre ami, et passa une partie de l'été dans la charmante retraite de Tarapia, située sur les confins de l'Europe et de l'Asie, à l'embouchure de la mer Noire, où il avait sans cesse sous les yeux le magnifique spectacle des innombrables vaisseaux qui entrent de la mer Noire dans le Bosphore et du Bosphore dans la mer Noire; cette foule de barques légères qui se croisent à chaque instant sur ce bras de mer, et, sur l'autre bord, ces riantes prairies d'Asie, ombragées de beaux arbres, arrosées de plusieurs rivières et ornées d'un nombre infini de kiosques.

C'est dans ce lieu si propre aux inspirations poétiques qu'il travailla à son poëme de l'Imagination, où sa muse flexible et brillante a répandu tant d'intérêt et de richesses, et que l'on place au premier rang de ses compositions originales.

De retour à Paris au bout d'une année environ, Delille y reprit les fonctions qu'il remplissait avec tant d'éclat, soit dans l'université, soit au Collège de France, et se livra de nouveau à la société, qui se montrait chaque jour plus empressée de l'accueillir. La révolution qui éclata vint bientôt l'arracher à ses travaux, à ses succès et à ses plaisirs, et lui enlever la fortune qu'il avait amassée : il s'en consola en faisant des vers charmants sur la pauvreté; mais ce qu'il ne put supporter avec la même résignation fut la perte de ses amis, dont le sang ruisselait chaque jour sur les échafauds. Poursuivi lui-même et conduit devant un comité révolutionnaire, il y parut avec cette tranquillité d'âme qui ne l'abandonnait jamais que pour les afflictions d'autrui, et fut chaudement défendu par un compagnon maçon qu'il ne connaissait pas, et dont le principal argument fut qu'il ne fallait pas tuer tous les poëtes, mais en conserver au moins quelques-uns pour chanter nos victoires. L'argument réussit, et le poëte fut sauvé. Il eut le courage de refuser, peu de temps après, un hymne que lui fit demander Robespierre pour la bizarre cérémonie à laquelle on donna le nom de Fête de l'Étre Suprême, et répondit aux menaces qu'on lui faisait : « Que la guillotine était fort commode et fort expéditive. » Cédant ensuite cependant aux instances réitérées que lui fit le président d'un comité révolutionnaire, il composa un dithyrambe, où il peignit avec autant d'énergie que de talent l'effrayante immortalité du coupable et l'immortalité consolante de l'homme de bien.

Échappé, comme par miracle, à ces périlleuses épreuves, Delille quitta Paris en 1794, et se retira à Saint-Dié, patrie de la compague fidèle qui partageait alors ses peines et devait bientôt soulager ses infirmités. C'est là qu'il termina un ouvrage commencé depuis plus de vingt ans, sa traduction de l'Enéide, dont il avait lu le ive chant à l'Académie française, en 1775, et quelques fragments à Voltaire, qu'il était allé voir

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