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MEM AOBK

AVANT-PROPOS.

VIRGILE IRGILE semble avoir dit à chacun de ses nombreux traducteurs ce qu'il fait dire à Créüse Énée : par : Longe

servet vestigia.

Tous, sans exception, l'ont suivi de loin. Les degrés manquent dans le rapprochement : ils ne sont que dans des distances plus ou moins inégales.

La carrière sera long-temps ouverte aux nouveaux traducteurs : ils pourront se dépasser, le poète seal; ne peut être atteint.

De toutes les traductions en vers de l'Eneide, faites en France depuis le seizième siècle jusqu'à nos jours, on ne lit plus guère que celle de Delille. Gaston est, dans la sienne, plus précis, sans être plus fidèle: il n'a ni les formes poétiques, ni la grâce, ni l'élégance brillante et facile de son rival.

L'un et l'autre, sans respect pour le texte, ont ajouté et retranché. Delille, abusant de l'ancien privilège donné aux poètes, quidlibet audendi, passe volontairement jusqu'à quatre vers de suite; et, par compensa

Voyez les notes du 1er livre, page 92.

tion, il en ajoute beaucoup d'autres dont on chercherait en vain la trace dans l'original. Son travail est trop souvent moins une version fidèle qu'une agréable imitation, qu'un jeu savant sur le texte, semblable à ces variations que font les musiciens sur des airs connus. Le nombre des vers du poète traducteur l'emporte de près d'un tiers sur ceux du poète traduit. Plus d'une fois Delille embellit son modèle: il lui donne l'esprit du dix-huitième siècle, celui de sa nation; et, sous ce rapport du moins, il a mérité d'être appelé le Virgile français.

sup

Gaston annonce lui-même qu'il a quelquefois osé primer et ajouter à un poète qui pourtant, dit-il, avait une si juste mesure des choses. C'est ainsi qu'il s'excuse de n'avoir point reproduit la tradition fabuleuse de la peau de bœuf, qui, découpée en lanières, devait former l'enceinte de Carthage, parce qu'il suppose que cette circonstance ne peut nous intéresser, et que ces détails résistent à la noblesse de notre style épique.

Delille et Gaston ont-ils eu raison ou tort de faire au texte des additions et des retranchemens? Ce n'est peut-être pas aux traducteurs en prose qu'il convient

Les douze livres de l'Énéide de Virgile contiennent 9901 vers. Les douze livres de l'Énéide de Delille en renferment 14198. Il y a donc, dans la traduction, 4297 vers de plus que dans l'original.

de prononcer; mais ils peuvent se permettre de dire, parce qu'il y a quelque modestie dans cette opinion,

que si, toujours pressé par les exigeances de la mesure et de la rime, qui le forcent de resserrer le texte ou de le paraphraser, le traducteur en vers peut néanmoins faire connaître mieux le poète, le traducteur en prose doit nécessairement faire mieux connaître le poëme ; et c'est ainsi que peut se résoudre la question, si longtemps controversée, de la prétendue nécessité de ne traduire les poètes qu'en vers. Les versions en prose auront toujours leur avantage et leur utilité.

Celles de l'Enéide ont été nombreuses, et plusieurs ont joui d'un succès qui a été plus ou moins durable. Ainsi, vers le milieu du xvIIe siècle, l'abbé Desfontaines fit oublier le père Catrou, qui lui-même avait fait oublier Martignac et tous ceux qui l'avaient précédé. La traduction de l'abbé Remy, revue par quatre professeurs de l'université, moins bien écrite que celle de l'abbé Desfontaines, obtint d'être plus estimée pour sa fidélité; mais comme cette version décolorée était sans attrait, et celle de Desfontaines sans confiance, Binet entreprit de remanier le travail des quatre professeurs. Le style acquit plus de souplesse, plus de facilité: mais la force et l'élévation y manquèrent encore; et cependant comme cette traduction, en partie revue, en partie refaite, était, il y a vingt ans, ce qu'on avait de

mieux, elle fut adoptée dans les écoles, et plusieurs

fois réimprimée.

Néanmoins deux autres professeurs, MM. Morin et de Guerle, eurent raison de croire qu'on pouvait donner une version en prose de l'Énéide dans un style plus élevé, et que les dieux et les héros devaient s'exprimer autrement que ne le font Tityre et Mélibée. M. Mollevaut partagea sans doute cette opinion, mais il se fit un système de fidélité si rigoureuse aux formes de la langue de Virgile, que ce système devint une véritable infidélité au génie du poète latin. Plus libre dans sa marche, M. de Guerle alla trop loin, et souvent, à l'instar des poètes, il imite plus qu'il ne traduit. On peut remarquer, dans une nouvelle traduction de M. Delestre, d'heureux efforts, mais aussi des défauts, que je laisse à d'autres le soin de signaler. De tous les interprètes de Virgile, M. Morin est celui qui me paraît avoir fait jusqu'ici le travail le plus estimable, et qui aura le plus de durée.

Dans ses savantes Études sur Virgile, M. Tissot a traduit, avec une grande supériorité, une trop faible partie de l'Énéide; et si j'ai osé entreprendre une version nouvelle, c'est parce que l'habile professeur n'a fait passer dans notre langue que des fragmens du poëme latin: c'est aussi parce qu'il m'a semblé que, tout estimable que soit la traduction de M. Morin, il était pos

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