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ver dans l'antiquité leurs titres qu'ils ont perdus. Car, à force d'être répétés, de passer de bouche en bouche, des maîtres aux disciples, ils ont fini par n'être plus entendus ni des uns ni des autres, par perdre leur sens, par devenir de purs mots. Il est arrivé d'eux comme de ces langues sacrées dont la signification s'oublie, mais dont on répète encore longtemps les formules consacrées, sans beaucoup d'intelligence, et surtout sans beaucoup de foi; comme de ces monnaies, dont l'empreinte s'efface par l'usage, dont le poids s'altère, dont le titre devient douteux, qui conservent leur cours cependant, qu'on reçoit et qu'on passe, non sans quelque répugnance, mais enfin comme le signe d'une valeur réelle.

L'enseignement dogmatique ne devient pas seulement vague et arbitraire, mais encore incomplet. Cela n'est pas moins évident. Sur quoi repose-t-il en effet? Sur la spécu lation philosophique et sur l'observation critique. Mais l'une ne fait que calculer des probabilités, l'autre que recueillir des expériences: or, tous les calculs de probabilités, tous les recueils d'expériences possibles n'enchaînent point l'avenir; l'avenir garde toujours en réserve quelque accident imprévu du génie qui déconcerte les prévisions de la critique. Boileau, qu'on dit si timide, recommande de chercher ces accidents heureux; il voudrait enseigner par. quel art un esprit vigoureux,

Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir ses limites.

Les limites de l'art peuvent donc être quelquefois reculées; il faut donc quelquefois refaire la carte de l'art, comme on refait, après les voyages de découvertes, les traités de géographie.

Enfin cet enseignement, convaincu, à ce qu'il semble, de devenir vague, arbitraire, incomplet, cesse, avons-nous dit, de suffire à la curiosité des esprits. En effet, absolu de sa nature, il n'envisage les œuvres littéraires que sous un seul point de vue, dans leur rapport avec les lois du beau.

Mais d'abord, par cela même, il réduit à un bien petit nombre les productions dignes d'intérêt; car il en est bien peu où les lois du beau aient trouvé une exacte, une complète application; le reste ne compte pas, ou ne compte que pour quelque heureuse rencontre, ou bien encore pour cette instruction négative qui se tire de l'exemple des fautes à peu près comme les écueils qui enseignent la bonne route. Mais ensuite, est-ce donc seulement parce 'qu'ils s'accordent avec les lois du beau, que nous intéressent, nous attachent les ouvrages de l'art, même ceux de l'ordre le plus élevé? Non, sans doute : c'est encore parce qu'ils sont dans une relation intime avec l'esprit qui les a conçus, avec les circonstances qui les ont fait naître, avec la patrie et le temps de leur auteur, avec les mœurs, les institutions, les événements qui ont influé sur sa pensée, et dont sa pensée à son tour est devenue l'expression. On voit comment à la suite de l'enseignement dogmatique arrive, pour suppléer à ce qui lui manque nécessairement, l'enseignement historique, dans un temps surtout comme le nôtre, où le spectacle de tant d'événements a tourné vers l'histoire toute notre curiosité; où la critique est devenue une des formes de l'enseignement historique; où elle nous a fait lire le passé, écrit en toutes sortes de caractères, dans toutes les œuvres de la pensée, dans toutes les productions de l'art, architecture, sculpture, peinture, musique même : car dernièrement, pour citer un exemple, profane peut-être en ce lieu, mais très-frappant, dans un de ces divertissements qui amusent les loisirs de l'hiver, le seizième siècle, après tant de récits divers qui nous l'ont fait connaître, ne nous a-t-il pas été raconté d'une manière bien inattendue, et avec bien du charme, par qui? par ses musiciens?

Si donc, en de telles circonstances littéraires, je parais délaisser un peu les voies de l'enseignement dogmatique heureusement suivies par mon prédécesseur; si je m'engage de préférence dans celles de l'enseignement historique; si je ne me borne pas à expliquer et à commenter tel ou tel grand poëte latin; mais si j'entreprends de suivre

d'âge en âge les destinées de la poésie latine elle-même, je ne fais rien que ne m'impose une sorte de nécessité, rien que n'exige la révolution qui s'est opérée de nos jours dans la critique et l'enseignement. Que si j'avais besoin de quelque autorité pour me justifier, j'en trouverais une tout à côté de moi, dans un cours analogue et pour ainsi dire parallèle à celui-ci : dans le cours où le savant et judicieux doyen de cette faculté1 achève en ce moment son excellente histoire de la prose latine. Mon ambition serait entièrement satisfaite, si les leçons que je commence aujourd'hui pouvaient paraître un utile complément des siennes, si on les jugeait dignes de remplir la lacune nécessaire que la spécialité de son enseignement l'a obligé d'y laisser.

Je ne me dissimule pas que, historiquement du moins, le sujet que je traite offre moins d'intérêt. C'est dans sa prose, bien plus que dans sa poésie, qu'il a été donné au peuple romain d'exprimer, de traduire son originalité. Il fut longtemps exclusivement agriculteur et guerrier; longtemps il 'n'eut d'autre souci, d'autre occupation, que de vivre et de se défendre. Il lui fallut en outre travailler laborieusement à se constituer au milieu des dissensions intestines et toujours renaissantes du peuple et du sénat, des pauvres et des riches. Sa politique n'imagina rien de mieux, pour parer aux dangers du dehors et du dedans, que d'occuper l'activité inquiète et turbulente des esprits à la guerre, à la conquête. Cette politique eut le succès que l'on sait: Rome se fonda, se maintint, s'agrandit, s'étendit sur le monde, y établit la plus vaste domination qui fut jamais; elle se régit et régit ses conquêtes par des lois qui lui ont survécu, qui sont devenues après sa chute le code des nations policées, qui règnent encore aujourd'hui scientifiquement dans la plupart des législations. Cela posé, que doit-il y avoir surtout d'original dans la littérature romaine? Ce qui a eu quelque rapport avec ces grandes choses que Rome a faites: l'éloquence qui les a préparées, l'histoire qui les a racontées, la philosophie qui a fortifié les âmes, les lois qui ont

1. M. Le Clerc.

réglé les intérêts. Et cependant, et législateurs, et philosophes, et historiens, et orateurs, tous, après s'être d'euxmêmes mis à l'œuvre, ont été docilement à l'école de la Grèce. Toutefois, ils ont marqué leur œuvre d'un cachet vraiment romain, d'un caractère de force, de dignité, de grandeur, tout à fait en rapport avec la sévérité de la répu-, blique et la majesté de l'empire.

L'histoire de la poésie latine est un peu différente. D'abord, c'est assez tard que les Romains se sont occupés de poésie, et on pourrait presque dire qu'ils ne s'en sont pas avisés seuls. Ils avaient bien autre chose à faire. Nous le disions tout à l'heure, il leur fallait vivre, se constituer, se défendre, conquérir le monde. C'est lorsqu'ils eurent fort avancé cette tâche, soumis l'Italie, abaissé Carthage, pris possession de la Grèce, qu'ils trouvèrent la poésie dans leur butin, pour ainsi dire, avec ces statues que Mummius faisait si soigneusement, si brutalement emballer. Transportée, transplantée à Rome, la poésie y fleurit sous l'influence d'un luxe et d'un loisir tout nouveaux pour les Romains. Horace nous le dit :

Serus enim græcis admovit acumina chartis

Et post punica bella, quietus, quærere cœpit

Quid Sophocles et Thespis et Eschylus utile ferrent'.

Il se fit alors une révolution singulière, mais qui n'est pas la seule de ce genre dans l'histoire du monde. La civilisation du peuple vaincu subjugua les vainqueurs; les arts de la Grèce prirent possession du farouche, du sauvage Latium :

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Græcia capta ferum victorem cepit et artes
Intulit agresti Latio....... 2.

Rome avait fait de la Grèce une province romaine: par une compensation inattendue, les lettres romaines, la poésie latine, devinrent des provinces de l'imagination grecque.

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Et, en effet, sous les Scipions, sous César, sous Auguste, sous tous ces promoteurs, ces protecteurs des lettres, que firent les poëtes romains, même dans les sujets romains? Rien autre chose qu'imiter les Grecs. Cela dura ainsi jusqu'au temps de la décadence, où parut dans la poésie quelque chose de plus nouveau, de plus original. Triste originalité, bien chèrement achetée! au prix de la tyrannie des Césars, de la bassesse du sénat, de la misère et de la corruption du peuple, de cette dégradation du goût qui suit la perte de la liberté et des mœurs, de tout ce qui émut et fit éclater en accents irréguliers, mais énergiques et hardis, la patriotique, la vertueuse indignation de Lucain, de Perse, de Juvenal. Je vous expose tout cela bien rapidement, bien incomplétement; assez, toutefois, pour vous faire apercevoir les limites du sujet sur lequel j'appelle votre attention, ce qui peut lui manquer d'intérêt national et historique.

Mais ce qu'il perd d'un côté, il le regagne de l'autre. Par cela même que la poésie latine est en grande partie d'imitation, il devient nécessaire de la comparer à son modèle, la poésie grecque. De là un parallèle plein d'intérêt, qui doit porter non-seulement sur les compositions que rapprochent l'identité des sujets et l'évidence des emprunts, mais sur le développement général, sur les earactères principaux des deux poésies. La première partie de ce parallèle reviendra sans cesse dans la suite de ce cours; anticipons un peu sur la seconde, et indiquons-en d'avance quelques traits.

La poésie grecque a suivi dans son développement une marche pour ainsi dire nécessaire. J'entends par là que les divers genres de poésie s'y sont produits tour à tour, en leur rang, en leur place, à l'époque où les appelaient le besoin de la société et la disposition des esprits. D'abord, comme partout, excepté peut-être à Rome, les vers y ont de très-loin devancé la prose, la poésie l'éloquence. La mesure du vers suppléait au défaut de l'écriture et gravait dans la mémoire le souvenir des choses passées. En même temps, l'imagination poétique les revêtait, les décorait de

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