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III

HISTOIRE ABRÉGÉE DE LA POÉSIE LATINE DEPUIS SON ORIGINE JUSQU'AU SIÈCLE D'AUGUSTE

(Cours de 1835-1836, leçon d'ouverture)

MESSIEURS,

Ceux d'entre vous qui ont quelque connaissance, quelque habitude de ce cours, savent que je me suis proposé d'y retracer une histoire complète de la poésie latine. Ils comprennent la nécessité où je me trouve, de marquer de temps. en temps le point précis auquel j'ai conduit cette histoire, et ainsi de revenir sur bien des choses qui ne peuvent être nouvelles pour tout le monde. J'éviterais soigneusement ces répétitions, si je songeais davantage à l'amusement de mes auditeurs, aux intérêts de mon amour-propre. Mais, ne me proposant que d'être utile, je les recherche au contraire, comme un moyen de donner plus de suite et d'ensemble à mon enseignement, de le rendre, s'il m'est possible, plus profitable seul genre de succès auquel il me soit permis, auquel il soit dans mon caractère et dans mes devoirs de prétendre.

Cette histoire, que j'ai entreprise et que je n'ai pas en

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core fort avancée, peut se partager en deux époques principales, susceptibles elles-mêmes de subdivision. Dans l'une, la poésie latine s'avance assez péniblement vers la perfection qu'il lui est donné d'atteindre; dans l'autre, après s'y être arrêtée quelque temps, elle s'en éloigne progressivement et arrive, par le mauvais goût, à un état assez voisin de sa barbarie primitive. La seconde de ces deux époques, qui se compose de ce qu'on appelle le siècle d'Auguste et des siècles de décadence qui l'ont suivi, est encore trop loin de nous pour que nous ayons à nous en occuper; la première, qui comprend tout ce qui a précédé le siècle d'Auguste, a été jusqu'à présent, et continuera d'être encore cette année l'objet spécial, l'objet unique de notre attention. Je vais en exposer le tableau, marquant rapidement les traits que j'en ai déjà exprimés, insistant davantage sur ceux qu'il me reste à y ajouter. Cette leçon sera tout ensemble un résumé et une annonce; elle fera la double part du passé et de l'avenir.

L'histoire de la poésie latine offre d'abord à l'attention de la critique cinq cents années durant lesquelles Rome se fonde, se constitue, s'agrandit, étend sa puissance jusqu'aux limites de l'Italie, mais, parmi toutes les occupations que lui donnent les travaux du labourage, les soins contentieux de l'usure, les luttes du forum et du sénat, la guerre, la conquête, reste sans loisir et même sans goût pour les lettres. Cependant la poésie est si naturelle, si nécessaire à l'homme en général et aux sociétés elles-mêmes, qu'il serait bien extraordinaire qu'une cité agricole, religieuse et guerrière comme l'était Rome, eût vécu cinq cents années sans être tentée de confier au langage des vers l'expression de ses sentiments publics. Aussi peut-on, en cherchant bien, retrouver dans ces cinq premiers siècles quelques ébauches de poésie satirique et dramatique, de poésie didactique, de poésie lyrique, de poésie épique : ébauches bien informes sans doute, car l'inspiration poétique n'avait alors pour interprètes qu'une imagination sèche et pauvre, comme celle d'hommes tout pratiques, dont la pensée se terminait à l'utile et au nécessaire, une langue

grossière et rude, un mètre qui n'était pas un mètre, qui avait besoin, pour le devenir, d'être refondu par Névius dans quelque moule de la Grèce. Ne méprisons pas trop toutefois cette vieille, cette antique poésie, ou du moins ces débris qui en portent témoignage. Montesquieu a dit à propos des monuments de Tarquin, encore subsistants après tant de siècles, que l'on commençait déjà à bâtir la ville éternelle. Eh bien! ces oracles que la politique dictait aux dieux et leur dictait en vers, ces lois rédigées, non pas en vers, mais avec une sorte de mesure qui les faisait appeler du nom de carmen, ces tables triomphales attachées aux murailles des temples par les généraux vainqueurs, ces épitaphes qui devaient perpétuer sur le marbre des tombeaux le souvenir de la gloire et de la vertu, avaient déjà, dans leur expression roide et dure, quelque chose de conforme à l'âpreté des vieilles mœurs de Rome, à l'austérité de ses vertus républicaines, à la force de sa domination, à la grandeur future de son empire.

On a regretté que Rome n'ait pas d'elle-même, et par ses seuls efforts, enrichi, assoupli son imagination, poli sa langue, développé, multiplié les formes de sa poésie. Mais, vraiment, au peu de progrès qu'elle avait faits en tout cela dans les cinq premiers siècles de son existence, il est permis de penser qu'elle ne pouvait se tirer toute seule, et sans assistance étrangère, de l'étroite ornière où elle cheminait. Si, dans sa détresse littéraire, comme dans ses nécessités politiques, elle eût consulté les oracles, ils lui eussent probablement répondu, ainsi qu'autrefois à Énée : Via prima salutis,

Quod minime reris, Graia pandetur ab urbe'.

Rome, sans le savoir, était en effet fatalement dévouée à l'imitation de la Grèce; elle avait avec la Grèce d'antiques, d'obscurs rapports d'origine, de culte, de langue; la Grèce était tout près d'elle, presque à ses portes, prête à la conquérir par l'intelligence comme à en être conquise par les

1. Virg., En., VI, 96.

armes, de même que la barbarie romaine était prête aussi et à vaincre et à être vaincue dans ce conflit, aussitôt que les accidents de la politique et de la guerre l'auraient amené.

:

Ils ne se font pas attendre les armes romaines sont appelées par Pyrrhus dans l'Italie méridionale, la GrandeGrèce; par les Carthaginois, dans la Sicile, autre province de l'imagination grecque; bientôt elles se porteront dans la Grèce elle-même. Alors arrive ce qui est toujours arrivé entre des peuples de civilisations inégales. Rome, victorieuse et barbare, est éblouie de la politesse, nouvelle pour elle, des vaincus; elle entreprend, malgré la résistance des vieilles mœurs, des vieilles maximes d'État, de se l'approprier; deux siècles de son histoire, le sixième et le septième, sont employés à la fusion du génie romain avec le génie grec, fusion difficile et lente, qui n'est complète qu'au temps d'Auguste, dans les vers de Virgile et d'Horace.

Les premiers qui y travaillèrent, c'étaient des Grecs, pour la plupart, chargés d'élever les enfants de leurs vainqueurs, et qui faisaient en même temps l'éducation de la nation elle-même, reformant, recréant sur les modèles de leur patrie, sa langue, sa versification, sa littérature, faisant œuvre de grammairiens en même temps qu'œuvre de poëtes. Tels furent Livius Andronicus, Névius, Ennius: Ennius surtout, qu'on a pu appeler l'Homère de Rome, non qu'il soit resté de lui, comme de l'autre, des monuments impérissables, mais parce qu'il a établi les fondements sur lesquels devait bâtir, après lui, l'imagination; parce qu'il a laissé les matériaux de ses constructions, une langue poétique, des formes métriques; parce que surtout, comme Névius, et plus que lui, il a fait éclater dans ses vers imités une inspiration originale, toute patriotique, toute romaine, qui devait être féconde, qui devait produire la poésie latine.

Les destinées de la poésie grecque étaient accomplies lorsque la poésie latine se mit à l'imiter : de là une imitation qui porta sur tous les modèles à la fois, sans distinc

tion de caractères, de formes ni de dates; qui s'exerça, sans vocation spéciale, dans tous les genres indifféremment. Cela devait être ainsi d'abord, mais ne pouvait durer longtemps. Il y a toujours dans chaque époque littéraire un genre qui domine à l'exclusion des autres; là, non plus qu'ailleurs, le trône ne se peut partager. Chez les Grecs, il avait premièrement été occupé par la poésie épique, et la poésie didactique, qu'alors on n'en séparait pas; puis était venue la poésie lyrique; puis l'héritière de toutes deux, la poésie dramatique, et d'abord la tragédie, un peu plus tard la comédie. Chez les Romains, le théâtre, fondé par un docte caprice de l'aristocratie, et bientôt adopté par le peuple dans l'intérêt de son plaisir, s'empara tout de suite de la faveur publique, et la garda pendant près de deux siècles.. Tout le sixième, une bonne partie du septième, sont exclusivement dramatiques; dès le temps d'Ennius, tous les autres genres s'étaient tus pour laisser parler la tragédie et la comédie. C'est que lorsqu'elles ont la parole, les autres genres ne la peuvent prendre, tant leur voix est puissante; il faut que cette voix faiblisse et meure, pour qu'ils se hasardent à se faire entendre de nouveau.

Une objection que l'on fait quelquefois contre l'authenticité des vieilles annales du peuple romain, c'est que la royauté, qui n'a pas duré à Rome moins de deux cent quarante ans, est représentée dans leurs récits par la succession de sept rois seulement, ce qui est bien peu selon le calcul des probabilités de la vie humaine. L'histoire de la tragédie latine présente une singularité de ce genre : elle se résume dans trois noms, que le temps a rendus vénérables, ceux d'Ennius, de Pacuvius, d'Attius, dont les longues. vies et les nombreux ouvrages remplissent une période de plus de cent années, depuis le temps du premier Africain jusqu'au temps de Sylla, et peut-être plus loin encore. Là est la tragédie latine tout entière; plus tard elle n'est plus, ou est autre chose; elle a quitté la scène; elle a changé de caractère; elle est devenue une sorte de passe-temps littéraire destiné aux plaisirs de la récitation publique ou de la lecture solitaire, une déclamation poétique, philosophique,

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