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Le fond, c'est ce que le poëte avait appris par la lecture des philosophes, par le commerce du monde, par ses réflexions propres sur l'homme, la société, la science de la vie. Ce sera un intéressant sujet d'études que de rechercher quelle place occupait, dans l'ensemble des habitudes de la vie romaine, la spéculation philosophique; dans quel esprit de choix, de conciliation, d'application usuelle, les Romains prenaient connaissance des systèmes si divers de la philosophie grecque; comment Horace hérita naturellement de l'éclectisme de Cicéron, et, malgré son penchant pour Épicure, emprunta souvent au Portique et à l'Académie, se composant, au milieu de la contradiction et des excès opposés de toutes les écoles, une doctrine mitoyenne à son usage, et, s'il était possible (il y tâcha constamment par son enseignement poétique), à l'usage de tout le monde; comment enfin l'expérience de la vie, à une époque si féconde en avertissements moraux de toutes sortes, le confirma dans des principes auxquels l'amenaient de concert ses études, ses méditations et ses goûts.

Du fond nous passerons à la forme sans séparer davantage, dans ce nouvel ordre de recherches et d'analyses, les Satires et les Épitres. Nous ferons en cela comme le poëte lui-même, qui les confondait sous l'appellation générale de Sermones; comme son biographe latin qui a désigné les Épîtres par ce même mot appliqué plus ordinairement aux Satires; comme quelques-uns de ses anciens copistes, de ses anciens scoliastes, de ses commentateurs, de ses éditeurs, qui ont donné aux unes et aux autres le titre général d'Ecloga. L'art, en effet, comme la doctrine, est absolument le même dans ces deux sortes d'ouvrages. Le poëte a voulu qu'ils ne fussent que des entretiens, Sermones, relevant également d'une muse modeste et familière, Musa pedestris. Il y a affecté partout le caprice irrégulier d'une conversation, cachant, sous ce désordre apparent, à l'exemple de Platon dans ses Dialogues, l'ordre toujours logique de ses idées. C'est le ton de la conversation qu'il y a pris; mais un poëte qui converse, quelle que soit l'humilité de son point de départ, s'échappe quelquefois et rencontre in

volontairement la poésie. Ces rencontres sont très-fréquentes dans les Satires et dans les Épîtres d'Horace, et de plus, elles y sont très-volontaires. Le poëte a cherché et su trouver sans effort ce perpétuel mélange d'une causerie familière avec les emportements, les éclats les plus poétiques. Une des règles de la conversation, c'est de ne point abuser de la parole, et aussi de savoir en user, de s'étendre, de se resserrer à propos. Cette règle, Horace l'a pratiquée habilement avec l'interlocuteur muet qu'il se donnait dans ses Sermones, pièces toujours très-courtes, du tour le plus concis, mais semées çà et là d'heureux développements.

Une analyse curieuse, comme il convient quand il s'agit de telles œuvres, nous découvrira cés procédés secrets du poëte, et bien d'autres encore; car, avec leur air de négligence, les Satires et les Epitres sont le produit d'un art très-savant, d'un très-patient travail. Horace a animé, varié ses leçons par une multitude d'artifices de composition qu'il nous faudra dénombrer. Nous disions, l'année dernière, que, sous la perfection de son art et la facilité de son génie, le regard de la critique pouvait découvrir, dans ses Odes, l'emploi habile de lieux communs, pour ainsi dire, intrinsèques, extrinsèques, assez semblables à ceux de l'ancienne rhétorique, et ces lieux communs, nous en dressions curieusement la liste. On peut faire le même travail sur les Satires et les Épitres, et en rapporter l'agrément à des sources de diverses sortes, bien connues du poëte, et où il est allé puiser:

Débuts tirés de loin et amenant, d'une manière imprévue, au sujet ;

Conclusions subites, au contraire, mais également inattendues;

Art de toujours surprendre, soit par l'introduction d'un nom propre jeté à l'improviste; soit par une contre-vérité piquante où le blâme se tourne en louange et la louange en blâme; soit par l'attente spirituellement trompée d'un mot que semblait appeler l'idée et que remplace l'expression contraire;

Ressources épisodiques de toutes sortes, car, comme les autres genres, la satire, l'épître ont leurs épisodes;

Digressions;

Parenthèses;

Allusions historiques ou littéraires;
Anecdotes et traits de mœurs;
Allégories, fables, comparaisons;
Maximes et proverbes ;

toutes formes par l'emploi desquelles le poëte évite la sécheresse d'un tour trop directement, trop continûment didactique. Horace n'a jamais l'apparence fâcheuse d'un pédagogue qui régente la société; il y échappe par des moyens ingénieux. Ainsi le tort qu'il relève, le conseil qu'il donne, il ne manque jamais d'en prendre lui-même sa part; ainsi on ne le voit guère garder constamment la parole; le plus souvent il se donne un interlocuteur ou fait même disserter en sa place quelque personnage fictif. Dans cet inventaire rapide, on peut apercevoir à combien de chapitres spéciaux pourra donner lieu l'analyse générale des procédés de composition communs aux Satires et aux Épî

tres.

La matière et l'artifice de ces ouvrages ainsi étudiés d'avance, d'une manière générale, nous nous occuperons en particulier, sinon de tous, du moins des principaux. Le choix que nous en ferons, l'ordre que nous leur donnerons, ne seront point arbitraires: l'un et l'autre auront pour règle le développement même du goût et de la raison d'Horace. Horace n'a pas été, dès ses débuts, en possession de toute la délicatesse de son esprit; il n'a pas tout d'abord consacré ses vers à l'amélioration morale de ses concitoyens; c'est par une progression constante, où nous nous appliquerons à le suivre, qu'il s'est élevé des jeux quelquefois trop peu réglés d'une muse maligne et colère à la censure sans emportement et sans amertume, aux enseignements sans dogmatisme, au sens droit, à l'agrément exquis, à la beauté poétique de celles de ses Satires et surtout de ses Epitres qu'on peut regarder comme l'expression la plus achevée de sa raison et de son art. Au nombre

de ces morceaux d'élite, sont les trois grandes épîtres à Auguste, à Julius Florus, aux Pisons, dans lesquelles Horace, s'emparant avec son habileté ordinaire d'une idée dont ses devanciers avaient tiré peu de parti, a fait de la littérature elle-même l'objet de la poésie didactique. Ces épîtres terminent son recueil; elles paraissent avoir été le couronnement de sa carrière poétique; c'est par elles que nous devrons clore ces études. Horace s'y produira devant nous avec de nouveaux caractères, comme historien savant des lettres antiques, comme juge suprême des productions contemporaines, comme législateur éternel de l'art.

En résumé, marquer la place d'Horace dans l'histoire générale de la poésie didactique chez les anciens; apprécier ce qu'il a fait pour le perfectionnement ou la création de la satire et de l'épître latines; étudier, d'une manière générale, le fond et la forme, la matière et l'artifice de ses Satires et de ses Épîtres; y suivre le développement de son goût et de sa raison; arriver, pour dernier terme, à ces grandes compositions didactiques, où notre poëte, historien des lettres, juge des travaux de l'esprit, apparaît comme un arbitre suprême des choses de goût, comme le législateur éternel de l'art: tel est le programme de ce nouveau cours. Dans ce plan trouveront place les observations de détail, les analyses, les rapprochements qu'on ne peut ni prévoir ni annoncer. La matière est riche et intéressante. C'est, à une époque fameuse de lassitude politique et de corruption polie, la sagesse antique dans son expression la plus élégante et la plus aimable.

XV

LA POÉSIE DIDACTIQUE A SES DIFFÉRENTS AGES
PARTICULIÈREMENT CHEZ LES ROMAINS

(Cours de 1848-1849, leçon d'ouverture)

MESSIEURS,

La poésie peut-elle enseigner? Sans aucun doute, mais non toute chose ni en tout temps. Ce qui est encore imparfait, incomplet, ce qui est encore nouveau, inconnu, ce qui, par un mystère à moitié révélé, sollicite la curiosité, l'étonnement, l'admiration ou de l'ignorance, ou du demi-savoir, voilà la matière, la matière unique de son enseignement. Quand on arrive à la science positive, aux traités réguliers, aux leçons en forme, le temps d'un tel enseignement est passé. Il n'existe plus, ou n'existe du moins que par une sorte de convention. De là, dans l'histoire de la poésie didactique, deux époques distinctes, et qu'on ne distingue point assez l'une où elle se produit naturellement, l'autre où elle n'offre qu'une production artificielle.

Il en est de cette poésie comme d'autres genres. Il y a une épopée essentiellement merveilleuse, qui naît partout, aux âges primitifs, non-seulement du besoin de fixer la tradition, mais du premier mouvement de l'imagination en présence des scènes toutes nouvelles de la nature et de la

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