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fice, mais, au contraire, l'usage des biens de la vie; elle n'a rien à dire à ceux qui sont complètement dépourvus de ces biens; seulement on apprend d'elle à se contenter, dans le partage, de la plus faible part. A force de concentrer nos pensées dans la considération de notre bien-être, elle risque fort de nous faire peur de ce qui pourrait le compromettre, y compris ce que réclament de notre dévouement la société, la patrie, les besoins et les maux de nos semblables. Tout cela a été dit, et fort bien dit, et avec quelque vérité, contre la morale dont Horace s'est rendu l'interprète mais il est juste d'ajouter, à la décharge de notre poëte, que l'autre morale, la pure morale du devoir, quand la religion n'aide pas à la porter, est un fardeau bien lourd pour la commune faiblesse, surtout chez les nations vieillies et dans ces temps de fatigue qui suivent les longues agitations politiques. Quand Brutus vaincu se décourage, et la renonce, il faut savoir gré à un des moindres soldats échappés de sa défaite de se consacrer à détourner du vice, à ramener vers la vertu, même par des motifs intéressés. Qui ne l'en remercierait comme Voltaire? Qui ne lui dirait, s'il savait aussi bien dire :

Avec toi l'on apprend à souffrir l'indigence,
A jouir sagement d'une honnête opulence,
A vivre avec soi-même, à servir ses amis,
A se moquer un peu de ses sots ennemis,
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée,

En rendant grâce aux dieux de nous l'avoir donnée'.

Vous traitez d'égoïste la morale d'Horace. Fort bien, si vous ne donnez à ce mot que son sens philosophique, si vous n'en flétrissez pas le caractère d'un poëte qui n'avait rien de la sécheresse de sa doctrine, dont les convictions étaient si honnêtes, si aimables, si heureusement persuasives. Après cela, je conviendrai volontiers avec vous, pour achever mon parallèle, qu'il y a un plus grand détachement de soi-même, un amour plus tendre de l'humanité, 1. Épître à Horace.

plus de larmes sur ses souffrances, chez celui qui s'est comme caractérisé lui-même par cet admirable vers:

Sunt lacrimæ rerum et mentem mortalia tangunt1.

On a remarqué quelquefois que Virgile, par un pressentiment confus de la ruine de ce monde ancien dont il célébrait l'éternelle durée; qu'Horace, par le dégoût de ses vices, dont la contagion arrivait pourtant jusqu'à lui; que tous deux, par une curiosité nouvelle à fouiller dans les replis du cœur, dans les entrailles de la société, par les procédés d'un art plus poli, plus achevé, plus régulier que celui qu'ils imitaient, ont été, dans l'antiquité, presque des modernes. Je vous invite donc à une étude, la plus rapprochée de nous qu'il me soit possible, et qui touchera même quelquefois aux questions dont de hardies tentatives préoccupent depuis quelques années les esprits. J'aurai à compléter, à résumer ce que j'ai déjà dit de Virgile; j'aurai tout à dire d'Horace, sujet principal de ce cours, et qui suffira probablement à le remplir. Horace s'est exercé, avec souplesse et variété, dans plusieurs genres, dont nous devrons étudier l'histoire, afin d'y marquer sa place il se rattache à une situation politique, à un ordre social, à des écoles philosophiques, à un système de morale, à des principes de goût et de style qui nous le feront regarder sous bien des aspects. Ses écrits, où nous avons comme ses mémoires, ses confessions morales et littéraires, bien plus, comme une histoire des mœurs et des lettres romaines, nous seront d'un grand secours pour le comprendre et l'expliquer. J'en ai fait l'épreuve aujourd'hui même, où je n'ai pu vous parler de lui et de son compagnon de génie et de gloire sans me servir le plus souvent de ses propres paroles; heureux si, pour vous les rendre, j'avais eu le don de cette langue élégamment familière, si française et si antique, qu'Horace parle avec Virgile, dans ces entretiens de l'Élysée, surpris, on le croirait, et traduits par

Fénelon 2!

1. Virg., En., I, 462.

2. Dialogues des Morts, dial. XLIX®.

XIII

COUP D'ŒIL GÉNÉRAL SUR HORACE ET SES ŒUVRES

(Cours de 1844-1845, leçon d'ouverture)

MESSIEURS,

J'ai fait déjà plus d'un cours sur Horace et je dois dire d'abord comment j'ai encore à en parler. De là la nécessité d'un résumé et d'un programme, que je voudrais complets, que vous souhaiterez courts, et qu'il m'a paru convenable d'écrire, pour qu'ils eussent plus de chances d'être

l'un et l'autre.

Amené par le sujet général que je traite depuis quelques années dans cette chaire, l'histoire de la poésie latine, à ses deux plus illustres représentants, à Virgile premièrement, et, après lui, à Horace, j'ai dû remarquer, avec les caractères qui leur sont communs, et qui les montrent contemporains autant par le génie, par le goût, par les procédés de l'art, que par la date, la différence fondamentale qui les sépare.

Virgile et Horace, ces chefs reconnus, ces rois de la pensée poétique de leur temps, se sont partagé les deux directions que suit toute poésie.

Il y a des poëtes qui sortent d'eux-mêmes, se répandent au dehors, se confondent avec ce qu'ils peignent, la nature.

et la société. C'est ce qu'a fait Virgile, tout en laissant paraître la sensibilité, la tristesse mélancolique de son âme; c'est ce qu'il a fait dans les petites scènes de ses Églogues, dans les tableaux de ses Géorgiques, dans les récits de son Eneide: l'épopée, le drame, le poëme didactique et descriptif sont les formes principales de cette poésie où s'absorbe en quelque sorte la personnalité du poëte.

La poésie n'est pas toujours aussi désintéressée. Il y a des poëtes qui se renferment en eux-mêmes, ne sortent pas d'eux-mêmes, se prennent eux-mêmes pour leur sujet, y ramènent toutes les choses du dehors; tel est Horace : soit qu'il célèbre les souvenirs de gloire et de vertu de la république, ou les grandeurs de l'empire, les beautés et les charmes de la nature sensible, l'amour et les plaisirs, le bonheur des jouissances faciles et modérées, les avantages d'une condition médiocre, soit qu'il se rie des vices et des ridicules de ses contemporains, soit qu'il enseigne les règles d'une conduite raisonnable et les principes du goût, il ne fait jamais qu'exprimer ses sentiments propres, intimes, sous quelques-unes des formes qui appartiennent à cette poésie personnelle, celle de l'ode, de la satire, de l'épître. Il ne lui manque pour les avoir essayées toutes que d'avoir fait des épigrammes, des élégies, et il existe certains témoignages', de peu d'autorité il est vrai, desquels on pourrait s'appuyer pour l'adjoindre à la liste des poëtes élégiaques.

Ce qui donc a dû me frapper, lorsque, arrivé, d'époque en époque, au siècle d'Auguste, j'ai passé de Virgile à Horace, c'est non-seulement leur identité à certains égards, l'élévation du génie, la perfection du goût et de l'art, non-seulement les différences que mettent entre eux la variété des genres où ils se sont exercés, et les tons divers qu'ils y ont pris, mais cette différence de direction générale qui à fait d'Horace un poëte égoïste, en prenant ce mot dans un sens inoffensif, car jamais égoïsme ne fut plus aimable.

Cela posé, que devais-je chercher avant tout dans ce re

1. Suet., Horat. Vit.

cueil qui offre à l'étude une matière au premier abord confuse? Ce qu'Horace a voulu y mettre, ou y a mis sans le vouloir, c'est-à-dire Horace lui-même, avec son caractère, son humeur, ses qualités morales et ses défauts, sa manière d'être dans le monde, sa morale pratique, sa philosophie, sa politique, sa littérature; j'y devais chercher en même temps, ce qui s'y trouve aussi, sa biographie.

Dans les ouvrages de Virgile se voit sans doute la trace des malheurs de sa jeunesse, du paisible et poétique loisir de son âge mûr; on y rencontre les noms du Mincius, de Mantoue, de Parthénope, prononcés avec passion, avec amour. Mais, chez Horace, ce sont de perpétuels détails sur les circonstances de sa vie, qui le rendent, non pas seulement le plus ancien, mais le plus exact, le plus complet, surtout le plus intéressant de ses biographes.

J'ai employé de fort nombreuses leçons à retracer l'histoire d'Horace avec ses propres vers, à la lui faire raconter à lui-même.

C'est lui qui a entretenu mes auditeurs de tout ce qui se rattache à la date et au lieu de sa naissance, à son nom, à la condition de ses parents, à l'éducation qu'il reçut de son père ou par ses soins, à Vénuse, à Rome, à Athènes, de ses services militaires sous Brutus, de sa vie administrative dans les bureaux de la questure, après le désastre de Philippes, de son changement de parti politique, enfin et surtout, ce qu'il est si intéressant d'étudier, de sa situation auprès de Mécène et d'Auguste.

Voilà pour la première moitié de sa vie. La seconde comprend une trentaine d'années, sans autre événement qu'un grand loisir consacré au monde, à l'amitié, aux lettres, plein de bien-être et aussi de gloire : c'est encore Horace qui l'a fait connaître à ceux qui voulaient bien alors suivre mes leçons. C'est lui qui leur a raconté l'emploi de ses heureuses journées et à Rome, et dans sa villa, tant aimée, de la Sabine, et dans les divers lieux de plaisance tour à tour visités par lui. Ces lieux, nous y avons voyagé sur ses pas, pour y recueillir tous les genres d'inspiration qu'il y avait trouvés. Un autre voyage, voyage intellectuel,

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