Page images
PDF
EPUB

XII

VIRGILE ET HORACE.

(Cours de 1838-1839, leçon d'ouverture)

MESSIEURS,

Ce qui n'a pu trouver place dans nos précédentes études, les quatre derniers livres de l'Eneide de Virgile, voilà, avec le recueil entier des œuvres diverses d'Horace, la matière des études nouvelles que nous commençons aujourd'hui. Les deux poëtes les plus accomplis qu'ait produits, sous la discipline des Grecs, le progrès des lettres latines, se trouveront ainsi rapprochés dans ces leçons, où nous devrons marquer et les traits particuliers qui les distinguent et les nombreux rapports de ressemblance, accidentels ou nécessaires, mis entre ces illustres contemporains, pour parler leur langage, par un incroyable accord de leurs astres.

Au déclin de la république, presque au début des guerres civiles d'où sortit l'empire, naissaient ensemble, ou peu s'en faut, dans une égale obscurité, deux enfants appelés à être un jour, par leur génie, la principale décoration du gouvernement impérial; deux poëtes dont les vers impérissables devaient survivre bien des siècles à la Rome de marbre qu'Auguste se vanta de laisser après lui; dont la gloire,

croissant d'âge en âge, effacerait, dans la postérité, les grandeurs qu'ils avaient chantées et parmi lesquelles l'histoire négligea longtemps de les compter; ces héritiers de toutes les grâces antiques, qui ont tant ajouté à l'héritage, et auxquels il a été donné de servir de précurseurs, de précepteurs à l'imagination moderne. Des circonstances toutes pareilles, qu'on croirait disposées par quelque providence poétique, les préparèrent de loin à ce grand rôle, et, quand il en fut temps, les amenèrent sur l'éclatant théâtre, où ils ne se doutaient guère, où nul n'eût pu penser qu'ils allaient le commencer ensemble. Les fables de la mythologie, auxquelles eux-mêmes quelquefois, avant leurs ingénieux et élégants panégyristes, les Politien et les Pontanus 2, ont emprunté l'expression allégorique de cette baute fortune littéraire, n'ont rien, dans leur merveilleux consacré, qui ne soit plus ordinaire que le simple récit de ces cir

constances.

Virgile et Horace ne devaient le jour, le premier, qu'à un très-petit propriétaire des environs de Mantoue; le second, encore moins favorisé du sort, qu'à un affranchi de Vénuse, en Apulie, vivant d'un bien et d'un emploi également médiocres. Mais, nous le savons du père d'Horace et nous pouvons l'affirmer de celui de Virgile, jamais pères ne se montrèrent plus jaloux de développer l'heureux naturel de leurs enfants par une éducation libérale, dût cette éducation n'ennoblir en eux que leur âme et les laisser d'ailleurs à l'humilité de leur condition première. Avec nos idées d'aujourd'hui, fort aristocratiques, je le crains, sur la convenance de mesurer exactement à chacun, selon le rang qui l'attend dans la société et même la profession qu'il y doit exercer, sa part d'éducation, les pères de nos deux grands poëtes se fussent contentés, pour leurs fils, de l'honneur d'étudier, dans les petites écoles de Mantoue et de Vénuse, avec les nobles fils, des centurions, les éléments d'une science, assurément fort applicable et alors très en

1. Hor., Od. II, VII, 13 sq.; III, IV, 9 sqq. 2. Pontan., Uran., II; Politian., Mant., etc.

crédit, les élément du calcul1. Ils eurent l'ambition de les faire participer, quoi qu'en pussent penser et dire les utilitaires du temps2, aux inutilités d'une culture plus intellectuelle et plus morale. Ils s'épuisèrent en sacrifices pour que ces jeunes gens, de si belle espérance, ne manquassent point à leur avenir, pour qu'ils pussent aller chercher hors de leur ville natale, à Crémone, à Milan et à Naples, à Rome et à Athènes, les leçons de maîtres dignes d'eux, et, comme s'ils eussent été de race équestre ou patricienne, perdre savamment leur temps à acquérir par l'étude des lettres grecques, cet amour du vrai, du beau et de l'honnête, qui est bien pourtant de quelque usage dans la vie, même pour qui n'en doit pas tirer, comme ils firent, des trésors de poésie.

Cependant Virgile, après avoir parcouru le cercle entier des connaissances permises alors à sa curiosité, après avoir hésité plus d'une fois entre sa vocation littéraire et ses penchants philosophiques, après avoir essayé tour à tour de la poésie familière et de la poésie sérieuse, de l'imitation de Catulle et de Lucrèce, dont la gloire récente le préoccupait, avait enfin rencontré le genre, à peu près nouveau à Rome, où devait éclater son originalité: et, sous l'inspiration des muses champêtres qui l'avaient doué de si gracieux et si délicats agréments, rendu, on le suppose, à ses foyers rustiques, il préludait, sur les bords du Mincius et dans la campagne d'Andès, aux scènes de ses Bucoliques, aux leçons de ses Géorgiques; peut-être rêvaitil déjà un temps où, plus hardi, il échangerait ses pipeaux contre la trompette de l'épopée. Pour Horace, à cette époque, heureux habitant d'Athènes, je m'imagine qu'il y vivait comme` son condisciple, le fils de Cicéron3, et en général comme cette colonie de jeunes gens distingués que Rome y entretenait, studieusement et joyeusement tout ensemble; que, déjà éclectique dans sa philosophie comme

1. Hor., Sat., I, vi, 71 sqq.; De arte poet., 325 sqq.

2. Id., Sat. I, vI, 76, 85 sqq.

3. Cic., Epist. ad. Att. XII, 24, 27; XIII, 1, 24; XV, 13, 15. Cf. ad Fam. XII, 16; XVI, 21.

dans ses mœurs, il entremêlait ses promenades, sous les graves ombrages de l'Académie, de visites au jardin d'Épicure; que ses premiers essais, si dès lors il s'essayait aux vers, expression naïve, plus que naïve probablement, de son goût pour les plaisirs et des saillies de son esprit caustique, laissaient percer quelques lueurs de cette facile et aimable sagesse, qu'il professa depuis avec tant de charme et sous tant de formes, la chantant lyriquement dans ses odes, ou bien en développant, en discutant les principes dans l'abandon, familièrement poétique, de ces entretiens que nous nommons ses satires et ses épitres.

Tandis que, inconnus l'un à l'autre, Virgile et Horace oubliaient, dans ces loisirs, avec la liberté de leur âge, les grands événements qui tenaient l'univers partagé entre Pompée et César, entre les meurtriers du dictateur et son héritier, le flot de la guerre civile les emporta eux-mêmes, mais pour les jeter ensemble au port qu'ils ne devaient plus quitter.

Il n'est pas peu honorable pour Horace, que Brutus, cachant dans les écoles d'Athènes, sous une apparence de curiosité philosophique, ses projets de guerre contre les triumvirs, et y recrutant, parmi les auditeurs de Théomneste et de Cratippe, des vengeurs à la république', ait jeté les yeux sur un si jeune homme, et que, tout fils d'affranchi qu'il était, il lui ait confié le commandement d'une de ces légions qui succombèrent, dans les champs de Philippes, à la fortune bien plus qu'au bras victorieux d'Octave. Cet honneur qui lui fit des envieux et qu'il porta plus dignement, j'aime à le penser, qu'on ne le suppose d'après des vers qui ne sont point du tout l'aveu de sentiments timides, qu'on n'avoue point, mais un souvenir enjoué de ses anciennes épreuves, mais une allusion maligne aux échecs militaires des poëtes lyriques ses prédécesseurs, cet honneur, on croit qu'il le paya de la perte de son chétif patrimoine confisqué au profit des vétérans, précisément quand Virgile était chassé par eux de ce champ

2

1. Plutarch., Vit. Brut., XXVIII.-2. Hor., Epist., II, II, 49 sqq.

paternel qui s'était trouvé trop voisin de Crémone. Par suite de cette commune disgrâce, ils se rencontrèrent à Rome, où le tribun de Brutus, ramené par une amnistie, était réduit à exercer, dans les bureaux de la questure, les modestes fonctions de scribe; où l'exilé de Mantoue, recueilli aux environs dans la petite maison des champs d'un de ses maîtres, le philosophe Syron1, venait réclamer de la pitié des maîtres du monde la restitution de son petit domaine. Tout les rapprochait, tout dut conspirer à les unir même détresse, convenance des caractères, conformité du goût et du talent, admiration mutuelle pour ces vers, leur passetemps autrefois, maintenant leur consolation et leur espoir; ces vers, audacieux enfants de la pauvreté, qui, osant s'exposer au grand jour et solliciter pour leurs auteurs, leur concilièrent bientôt les plus illustres patronages, et les firent arriver, entre tant de rivaux surpris et consternés, non-seulement à cette honnête aisance dont se fût contentée leur ambition, mais à ce qu'ils n'avaient ni souhaité, ni cherché, au comble de la faveur.

C'étaient des courtisans de nouvelle espèce que ces deux hommes qui, simples de cœur comme de manières, sans cupidité et sans intrigue, se refusaient à la richesse, aux emplois, au crédit, à toutes les servitudes, ne voulaient que la médiocrité, avec le droit d'en jouir selon leur goût dans un champêtre et studieux asile; que le palais, que la ville n'arrêtaient guère, qu'on ne gardait pas bien longtemps, qu'on ne rappelait pas si vite, qu'il fallait disputer au plaisir de vivre chez eux et pour eux. Avec cet esprit de réserve et d'indépendance, ils n'en faisaient que mieux leur chemin auprès de Mécène, qui lui-même, gouvernant l'État par ses seuls conseils, se gardait soigneusement des embarras officiels du pouvoir, et vivant parmi les affaires en simple particulier, se ménageait dans Rome comme une lointaine retraite. Ils n'en plaisaient que plus à Auguste, qui se délassait volontiers du magnifique ennui de la grandeur impériale dans la simplicité de son intérieur. Autant

1. Virg., Catalect., X.

2. Tac., Ann., XIV, 53.

« PreviousContinue »