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mède, cent autres, est-ce assez dire ? mille de cette sorte. Sur la rive, se retrouvèrent échouées, par un hasard qu'on n'ose dire heureux, ces productions banales dans lesquelles Stace, Silius Italicus, Valérius Flaccus, Claudien, avaient consumé, sans fruit, un talent qui pouvait être mieux employé.. Lucain seul, dans ces derniers âges, interrompit, par quelques beautés nouvelles, la trop fidèle tradition d'une imitation stérile contre laquelle ne cessaient de réclamer les seules muses qui n'eussent pas vieilli à Rome, celles de l'épigramme et de la satire, dans des vers cependant qui, après tout ce qu'avaient dit de semblable Virgile, Horace, Properce, Tibulle, Ovide, pouvaient euxmêmes passer pour un lieu commun.

vers

Quoi toujours écouter, et sans réplique, tant de fois opprimé par la Théséide de l'enroué Codrus! C'est donc impunément qu'ils m'auront récité, l'un ses drames, l'autre ses élégiaques! J'aurai, sans me venger, perdu tout un jour à entendre l'immense Télèphe, et cet Oreste, qui déjà remplit un volume, page et revers, déborde sur la marge, et n'est pas achevé. Nul ne connaît sa maison aussi bien que me sont connus le bois sacré de Mars et l'antre de Vulcain, voisin des îles Éoliennes. Les tempêtes soulevées par les vents, les supplices dont Eaque châtie les ombres, l'or de cette toison enlevée à une contrée lointaine, ces frênes, javelots énormes du centaure Monychus, voilà ce dont retentissent sans cesse les allées de platanes de Fronton, ce qui fait rompre les colonnes de marbre de ses portiques, à la voix d'infatigables lecteurs. Qu'on n'attende désormais rien autre chose de nos poëtes, grands ou petits.

Semper ego auditor tantum? Nunquam ne reponam,
Vexatus toties rauci Theseïde Codri?

Impune ergo mihi recitaverit ille togatas,
Ille elegos? Impune diem consumpserit ingens
Telephus? Aut summi plena jam margine libri
Scriptus, et in tergo, necdum finitus Orestes?
Nota magis nulli domus est sua, quam mihi lucus
Martis, et Æoliis vicinum rupibus antrum
Vulcani. Quid' agant venti, quas torqueat umbras
Eacus, unde alius furtiva devehat aurum
Pelliculæ, quantas jaculetur Monychus ornos,
Frontonis platani, convulsaque marmora clamant,

Semper et assiduo ruptæ lectore columnæ.

Expectes eadem a summo minimoque poeta'.

Voilà ce que disait Juvénal et ce qu'il ne devait pas dire le dernier. Mais c'est trop nous écarter de l'époque poétique dans laquelle il nous faut nous renfermer, et que j'ai cherché aujourd'hui à faire embrasser d'une seule vue, rassemblant, dans cette espèce de statistique préliminaire, tous les éléments d'originalité qui ont contribué à la produire. Deux de ses poëtes particulièrement, les premiers de tous, Virgile et Horace, devront désormais nous occuper et suffiront du reste aux études de notre année par la variété de leurs œuvres et des questions qui s'y rattachent. Nous aurous à instruire de nouveau ce vieux procès des littératures primitives et des littératures d'imitation, du génie grec et du génie romain. Nous pouvons prévoir que nous ne le terminerons point, et que, les parties entendues, nous prononcerons, dans notre impartialité, comme ce juge que parler un de nos auteurs: et vitula tu dignus et hic'. Aussi bien est-ce le jugement des siècles auquel il est sage de s'en tenir, qu'il ne s'agit point de reviser, de casser, mais seulement de comprendre et d'expliquer. Je souhaiterais que ces explications ne vous parussent pas indignes d'être entendues, et je trouverais dans votre présence, dans une bienveillante attention, qui ne m'a point manqué jusqu'ici, l'encouragement et la récompense de mes efforts.

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IX

DE L'ÉPOPÉE AVANT VIRGILE ET DE L'ÉNÉIDE.

(Cours de 1837-1838, deuxième semestre, leçon d'ouverture)

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MESSIEURS,

L'étude des Bucoliques et des Géorgiques, comme aussi des productions anciennes et modernes qui peuvent en être rapprochées, des questions historiques et littéraires qui s'y rapportent, a rempli tout notre premier semestre. L'étude de l'Eneide est la matière obligée du reste de ces leçons. Nous voici arrivés au moment où Virgile, enhardi par des chefs-d'œuvre, reprend, non sans quelque défiance encore, la tâche épique qu'avait abandonnée sa jeunesse. C'est une grande époque dans l'histoire de la littérature latine, qui devient enfin capable de ce qu'elle avait essayé vainement durant deux siècles et qu'elle n'accomplit pas une seconde fois; dans l'histoire de la poésie, qui peut enfin opposer un digne pendant aux grands monuments d'Homère. Comment se lie l'œuvre de Virgile, et au mouvement général de l'imagination humaine, tel qu'il s'était librement produit chez les Grecs, et au développement moins spontané des lettres latines, et au progrès du génie d'un grand poëte? C'est par l'examen préalable de ces trois

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questions qu'il me paraît convenable d'aborder le grand sujet auquel nous sommes amenés.

Vous savez combien de poétiques ont été écrites sur l'épopée, à combien de parallèles entre Homère et Virgile ces poétiques ont donné lieu. Rien de plus vain, on peut le dire aujourd'hui, que ce travail de la critique, quelque science d'ailleurs, quelque esprit, quelque talent qui s'y soient dépensés. On s'en est convaincu presque de nos jours, dans le débat de la grande querelle engagée sur l'origine de l'Iliade et de l'Odyssée, sur l'existence même de leur auteur. Si la question principale est restée indécise, on est arrivé du moins à reconnaître que l'épopée n'est point un genre qui appartienne à tous les temps, qu'on puisse reproduire dans tous indifféremment, en se réglant sur un certain patron convenu; qu'elle est, au contraire, limitée à certaines époques qui la portent d'elles-mêmes et sans effort, tandis que, pour la faire renaître en d'autres, il faut un concours de circonstances exceptionnelles dont la principale est l'accident fort rare d'un homme de génie. Tout le monde convient maintenant qu'il y a deux sortes d'épopée : l'une, qu'on pourrait appeler naturelle, produit à peu près nécessaire d'un certain état primitif de la civilisation; l'autre, qui n'est que l'artificielle, mais parfois très-heureuse image de la première.

Lucrèce termine en ces termes sa belle histoire de l'établissement de la société :

Déjà les hommes vivaient dans des villes entourées de fortes murailles; la terre partagée, divisée, était livrée à la culture; la mer se parait de voiles et de vaisseaux; on s'assurait au loin, par des traités, des secours et des alliances, quand les poëtes confièrent pour la première fois aux vers le souvenir des choses passées. Bien peu de temps avant on avait trouvé l'écriture....

Jam validis septi degebant turribus ævum
Et divisa colebatur discretaque tellus;
Tum mare velivolum florebat navibu' pandis;
Auxilia et socios jam pacto fœdere habebant,

Carminibus cum res gestas cœpere poetæ

Tradere, nec multo priu' sunt elementa reperta1.

Je crains bien qu'il n'y ait là un anachronisme. Chez tous les peuples, à leur début, antérieurement à l'écriture et à la prose, à l'histoire, qui a besoin de toutes deux, il existe une tradition orale, laquelle, pour se graver dans le souvenir des hommes, s'aide de formes métriques, laquelle se propage par le chant, et conserve ainsi le passé. Elle ne le conserve pas sans le mêler, l'altérer de fictions, dont il est facile d'indiquer les causes : c'est l'infidélité involontaire de la mémoire, c'est la vanité complaisante des particuliers, l'orgueil héréditaire des familles et des tribus, ce sont les mensonges intéressés de la religion, de la politique, enfin et surtout le goût des hommes de cet âge pour le merveilleux. Leur ignorance se plaît à placer dans chaque scène de la nature, dans chaque événement, quelque puissance divine; en outre, tout est si nouveau pour eux, l'humanité, la société, ses travaux, ses spectacles, que les moindres détails de la vie excitent leur curiosité, leur intérêt, s'embellissent à leurs yeux et dans leur langage d'un charme poétique. De là un double merveilleux, l'essence même de cette œuvre des sociétés primitives qu'on appelle l'épopée. L'épopée, ce mot dont je me suis servi jusqu'ici pour abréger, est-il bien choisi? Ne vaudrait-il pas mieux dire la poésie épique? Je verrais volontiers entre les deux cette différence que la dernière n'est guère que la matière de l'autre. Il n'y a rien de bien rare dans la poésie épique; peu de nations en manquent, et nous-mêmes serons bientôt accablés de tout ce que nous en promettent nos fouilles dans le moyen âge. Nous y déterrerons assurément beaucoup moins d'épopées. A l'épopée ne suffisent point, en effet, les formes du récit; il lui faut encore un sujet dont l'unité l'ordonne autrement que par la succession fortuite des aventures, le caprice désordonné du narrateur, un sujet non-seulement un, mais grand, propre à intéresser, à exprimer toute une nation, ou, s'il se pouvait, l'humanité 1. De Natur. rer., V, 1437.

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