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manières villageoises, ses vers si élégamment, si harmonieusement rustiques. Ainsi avait été accueilli à la cour non moins somptueuse, non moins corrompue, non moins ennuyée des Ptolémées, le modèle de Virgile, Théocrite. Tous deux furent les introducteurs de la poésie pastorale à sa véritable époque lorsque ses rudes et grossières chansons, quittant les Arcadies, où elles prennent naissance et charment, pendant des siècles, les obscurs loisirs des bergers, se traduisent, en langage plus poli pour l'amusement des villes, blasées par l'abus de toutes les recherches, ramenées à force d'ennui au goût de la simplicité primitive; lorsque la description de la nature sensible, ressource de la poésie qui s'épuise, remplace dans ses tableaux la figure de l'homme, auparavant son principal et presque son seul objet, que l'acteur s'efface et disparaît pour ne laisser voir que le théâtre.

Ajoutons qu'un intérêt de circonstance s'attachait à ces poëmes où Virgile plaignait le sort des habitants de la campagne chassés par les vétérans, le sort de la campagne elle-même condamnée, par ces dépossessions violentes, par les longues dévastations de la guerre civile, à la stérilité. On a cru, non sans vraisemblance, que Virgile, dans ses Géorgiques, suivant les instructions de Mécène, tua Maecenas haud mollia jussa, avait voulu seconder, autant qu'il était permis à un poëte, les intentions réparatrices de la politique d'Auguste; c'est un dessein qu'on ne peut méconnaître à cette même époque dans certaines odes d'Horace, dirigées contre un nouveau genre de ravages, ceux des villas qui se multiplient, qui s'étendent, chassant devant elles les cultivateurs, étouffant la culture sous leurs bosquets et leurs parterres1. La sympathie publique dut répondre à ces efforts de la poésie pour réhabiliter, ramener les vertus laborieuses de l'antique Italie, des vieux Sabins, de l'Étrurie, de cette cité, à son origine pastorale et agricole, qui y avait puisé sa force, trouvé les premiers éléments de sa future grandeur.

1. Hor., Od., II, xv, xvIII; III, 1, vi; Epist., I, 1.

Hanc olim veteres vitam coluere Sabini;

Hanc Remus et frater; sic fortis Etruria crevit
Scilicet et rerum facta est pulcherrima Roma1.

Rome, c'est sous des titres divers le perpétuel, le véritable sujet de la muse nationale de Virgile. Dans la maturité de son âge, il rassemble toutes ses forces pour l'honorer par une épopée, noble et difficile entreprise, si légèrement, si vainement tentée depuis Névius et Ennius jusqu'à lui, dans tant de compositions de caractère ou mythologique ou historique dont presque lui seul se souvient. Mais lequel des deux genres épiques doit-il traiter de préférence? La mythologie ? Elle est devenue une redite insupportable contre laquelle personne ne s'est plus déclaré que lui.

Qui ne connaît le dur Eurysthée, les autels du détesté Busiris? Qui n'a chanté le jeune Hylas, l'ile flottante de Latone, et Hippodamie, et Pélops à l'épaule d'ivoire, aux coursiers rapides?

Quis aut Eurysthea durum

Aut illaudati nescit Busiridis aras?

Cui non dictus Hylas puer, et Latonia Delos,
Hippodameque, humeroque Pelops insignis eburno,
Acer equis 2?

Fera-t-il de l'histoire en vers? L'histoire est bien voisine, bien réelle, bien ennemie de la fiction, bien prosaïque, et d'ailleurs les historiens sont déjà venus. Son œuvre sera à la fois mythologique et historique, elle suivra les deux directions entre lesquelles s'est partagée jusqu'ici l'épopée latine.

Virgile se place au sein de fables contemporaines de la guerre de Troie, et de là il s'ouvre de hardies perspectives dans l'avenir; il voit de loin les Latins, les Albains, les Romains, Romanos rerum dominos gentemque togatam3,

1. Virg., Georg. II, 537 sqq. Cf. Hor. Od. III, vi, 25 sqq. 2. Virg., Georg., III, 4 sqq. Cf. Cul., 26 sqq.

3. Id., En., I, 282.

la république, l'empire, Auguste et sa dynastie... les Césars dans l'Élysée errants. Ainsi, par le choix de son point de vue, se déplaçant lui-même, puisqu'il ne peut déplacer, reculer l'histoire, il réussit à lui donner ce lointain poétique qui lui manquait; il donne en même temps plus de réalité à la fable devenue le préambule presque historique des annales romaines. Cette fable, c'est la fable grecque, mais rajeunie par son mélange avec la fable ausonienne : ces deux mondes poétiques habilement conciliés, tous les souvenirs de la littérature homérique, toutes les traditions, toutes les antiquités du pays, trouveront place dans une œuvre de proportions vastes et régulières, capable de répondre, comme on l'a dit du génie de Cicéron, à la grandeur d'un empire qui comprend dans ses limites tous les peuples, qui enferme tous les dieux dans son Panthéon. Voilà, selon moi, la conception de Virgile; elle le sépare, non moins que les merveilles de l'exécution dont je ne parle pas, de la tourbe héroïque, ou prétendue telle, qui l'entoure.

Ce n'est pas la faute du chantre de l'Énéide si, les sentiments et le langage s'étant polis depuis Homère, il tombe quelquefois dans l'anachronisme, à peu près inévitable, d'une poésie plus moderne que les mœurs qu'elle exprime. Ce n'est pas sa faute si les choses de la vie ont perdu la nouveauté qui les rendait poétiques, si la religion tourne à la philosophie, si les croyances ne sont plus, chez les classes élevées, qu'une sorte de foi littéraire, assez semblable à cette convention de l'esprit par laquelle, nous autres modernes, nous nous faisons un instant païens pour lire et goûter l'antiquité. Sans doute les sources du merveilleux, et naturel et surnaturel, se tarissent; mais Virgile sait encore y puiser de quoi animer cette production, dont les monuments sont bien rares, l'épopée permise aux siècles qui ne sont plus épiques, image savante et industrieuse de l'épopée naïve des premiers âges.

Si Virgile, à cet égard, peut être regardé com:ne le Tasse du siècle d'Auguste, Ovide, on l'a dit quelquefois, en est l'Arioste. La mythologie n'est pas prise plus au

sérieux dans les Métamorphoses que la chevalerie dans le Roland Furieux. Toutes ces fables dont le poëte forme le léger et ingénieux tissu de ses quinze livres, il veut seulement en égayer son imagination sceptique et la bénévole crédulité de ses lecteurs :

In non credendos corpora versa modos1.

Le sérieux même du début et de la conclusion, l'un tout cosmogonique, l'autre tout historique, semble une protestation contre l'absurdité voulue des merveilles qui s'y encadrent; l'aveu, bien reçu sans doute d'un temps fort indévot, que la religieuse épopée n'est plus qu'un badinage littéraire assez profane.

Ce caractère des Métamorphoses est aussi celui des Fastes, poëme moins artistement composé, qui reproduit trop le décousu de ce qu'il traduit, le calendrier; poëme qu'une intention didactique rend parfois plus sévère. La légende domine, la légende d'un temps de civilisation avancée, mensonge consacré, qu'imposent la religion et la politique, et auquel consentent, sans y croire, la vanité nationale qu'il flatte, et la poésie qui s'en inspire.

L'érudite Alexandrie avait donné l'exemple de ces poésies archéologiques, dont les Fastes ne furent pas le premier essai latin, qu'avaient tentées, avant Ovide, Properce et Aulus Sabinus 2. L'esprit du moment les appelait. Rome, sur son déclin, n'attendant rien de l'avenir, aimait à s'entretenir du passé, à s'enchanter des souvenirs de son histoire, réelle ou fabuleuse.

La nouveauté de la forme achevait de distinguer les Métamorphoses et les Fastes de ce qui se publiait alors. Ce n'était plus l'unité, recommandée par Horace: Denique sit quod vis simplex duntaxat et unum3, mais en sa place, comme dans certaines pièces par lesquelles Euripide avait essayé de renouveler la scène grecque, un intérêt collectif,

1. Trist., II, 64.

2. Voy. Propert., El., IV, 1, 69; Ovid,, de Pont., IV, xvi, 15. 3. De Art. poet., 25.

Le poëte faisait courir son lecteur sur une multitude d'aventures, réduites par un procédé nouveau, emprunté au théâtre, et qui avait produit assez récemment l'Ariane de Catulle, l'Io de Calvus, la Smyrna de Cinna, la Scylla attribuée ou à Gallus ou à Virgile, enfin dans les Géorgiques l'épisode d'Orphée et d'Eurydice, dans l'Énéide celui de Didon, à quelques situations d'élite, d'un intérêt dramatique, d'une expression passionnée. Ces recueils, on peut leur donner ce nom, offraient l'extrait, le résumé de toute la littérature épique et tragique; mais ils en annonçaient la fin, ils en étaient le testament, bien que ces genres décrépits ne pussent se résigner à mourir.

Un des plus obstinés à vivre, c'était le poëme didactique, devenu, comme chez les Alexandrins, comme partout, un exercice habituel de versification, pour lequel tous les thèmes semblaient bons, l'astronomie, ou mieux l'astrologie, les sciences physiques ou médicinales, l'histoire naturelle, la chasse, la pêche, que sais-je encore ? Ce poëme, même chez Macer, même chez Gratius, chez Manilius, qui nous sont mieux connus, dont nous pouvons apprécier par nous-mêmes l'élégance ou l'énergie, déjà mêlées l'une et l'autre de quelque dureté, ne brillait que d'un éclat assez froid. Il ne devait plus retrouver l'intérêt présent et général qu'avaient su lui donner Virgile, Horace, Ovide, si habiles à choisir leurs' sujets, lorsqu'ils avaient entrepris d'enseigner aux descendants du rustique Caton, maintenant hommes de lettres et hommes de plaisir, l'art de la culture, l'art des vers, l'art de la galanterie.

Rien de durable comme le lieu commun; mais le lieu commun épique surtout semblait prétendre, chez les Romains, à l'éternité de l'empire. Le fleuve continua de couler, et à pleins bords, roulant dans ses flots monotones, emportant vers les abîmes de l'oubli des Perséides, des Herculeides, des Théséides, des Amazonides, des Thébaïdes, des Achilléides, des Phoacides, des Argonautiques, des Anté-Homériques, des Post-Homériques, des poëmes sur la première, sur la seconde Prise de Troie, sur l'Enlèvement, sur le Retour d'Hélène, sur Memnon, sur Antenor, sur Dio

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