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ÉTUDES

SUR LA

POÉSIE LATINE,

PREMIÈRE PARTIE

DISCOURS SUR L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA POÉSIE LATINE

I

DE L'ENSEIGNEMENT HISTORIQUE DE LA LITTÉRATURE

ET EN PARTICULIER DE LA POÉSIE LATINE

(Cours de 1832-1833, leçon d'ouverture)

MESSIEURS,

Lorsque après de longs délais qu'a exigés de moi ma mauvaise santé, très-souffrant encore, et plein d'une juste défiance en mes forces, je viens pourtant prendre possession de cette chaire, je pense ainsi que vous aux dons précieux. de l'étude et de la nature qu'y apportait mon prédécesseur et que je ne puis vous rendre. Une expérience personnelle, un usage, facile et heureux des formes de la poésie latine, avait préparé, destiné M. Lemaire à en interpréter les plus parfaits modèles, et il lui avait été donné de les lire avec une chaleur d'enthousiasme, une voix pleine et sonore

POESIE LATINE.

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qui toutes seules étaient déjà un commentaire. Cet enseignement trop tôt interrompu, au gré de tant de disciples assidus, de tant d'amis qui aimaient à grossir leurs rangs, je ne me flatte point de le reproduire dans sa science, et dans son éclat; j'ai voulu même éviter de le rappeler trop vivement à vos souvenirs et aux miens, en revenant d'abord sur ces chefs-d'œuvre du siècle d'Auguste qui en étaient le texte le plus ordinaire. J'ai cru mieux faire pour tous de chercher dans un âge moins parfait, au berceau même des lettres romaines, chez ces poëtes qui les premiers assouplirent aux inventions et aux rhythmes de la Grèce leur imagination encore novice, leur idiome encore grossier, une matière moins fréquemment, mais surtout moins habilement, moins complétement traitée.

Une autre considération me portait d'ailleurs à commencer par ces origines, par ces premiers développements de la poésie latine. Ce changement de sujet se liait à un changement de méthode qu'il me paraissait à propos d'introduire dans ce cours, en le rendant, d'après l'esprit de la critique actuelle, de dogmatique qu'il était, plus particulièrement historique. Ces deux mots par lesquels je résume d'avance ma pensée, ont peut-être besoin de quelque explication.

Qu'est-ce, pour ce qui nous concerne, pour la littérature, que l'enseignement dogmatique? C'est celui qui prend pour point de départ les lois mêmes du beau, de quelque manière qu'on en ait d'ailleurs obtenu la connaissance, soit à priori, philosophiquement, par l'étude de la nature hu maine, le modèle, l'ouvrier, le juge des œuvres de l'art; soit à posteriori, expérimentalement, par l'analyse de ces œuvres elles-mêmes et des procédés qui les ont produites; soit enfin, ce qui est plus raisonnable et plus ordinaire, en mêlant les deux méthodes et en les complétant, en les corrigeant l'une par l'autre. En possession donc, de quelque manière que ce soit, des lois du beau, l'enseignement dogmatique de la littérature a pour caractère d'y appliquer les productions de l'esprit, et selon qu'elles y sont jugées

plus ou moins conformes, de les approuver, ou de les condamner.

Je ne fais point le procès à ce genre d'enseignement : ce serait méconnaître ce que la spéculation philosophique, et l'observation critique, qui sont ses bases premières, lui donnent de généralité, de simplicité, de grandeur même; l'autorité et le respect que doivent lui concilier tant de grands rhéteurs anciens et modernes, qui, jusqu'à nous, en ont été les représentants. Mais enfin, comme beaucoup d'excellentes choses, il a vieilli, il s'est usé par le cours du temps; il est devenu, et ne pouvait manquer de devenir à la longue, vague, arbitraire, incomplet; il a cessé de suffire à la curiosité des esprits. Voilà bien des accusations que vous me permettrez de justifier en quelques

mots.

Et d'abord, il est devenu vague et incomplet : vous pouvez vous en convaincre par votre propre expérience. Il n'est personne de vous qui n'ait perdu quelque temps et gagné quelque ennui à la lecture de ces livres de rhétorique et de poétique, qui se recommencent tous les ans, et se remplacent incessamment les uns les autres, sans rencontrer jamais leurs derniers successeurs. Vous vous êtes peut-être étonnés, en lisant ces livres, que les préceptes qu'ils renferment, et qui ont pour eux l'antiquité et le consentement universel, portassent cependant assez peu de conviction dans vos esprits, qu'ils ne vous parussent le plus souvent qu'une législation conventionnelle, gratuite, sans raison nécessaire, sans utilité pratique. Vous en jugeriez différemment, si, laissant là toutes ces copies sans valeur, vous remontiez aux excellents originaux d'où elles sont provenues, à ces grands monuments de la critique, sur lesquels vit, depuis des siècles, sans les comprendre et souvent sans les connaître, le menu peuple des rhéteurs. Là tant de préceptes, aujourd'hui morts, vous paraîtraient reprendre vie; là vous leur trouveriez un sens et une portée; c'est que là seulement ils se présenteraient à vous accompagnés de ce qui les fonde, de ce qui les justifie, de ce qui les légitime, de leur raison philosophique et critique. En voulez

vous un exemple? Je prends le premier qui se présente dans les livres dont il s'agit. Nous lisons partout qu'il y a trois genres d'éloquence, le genre délibératif, le genre judiciaire, et le genre démonstratif; et chaque fois que nous le lisons, il nous vient des doutes sur la justesse de cette division. D'abord ce qu'elle distingue n'est-il pas souvent confondu? n'y a-t-il rien, par exemple, de démonstratif, c'est-à-dire qui emporte la louange ou le blâme, soit dans le genre délibératif, soit dans le genre judiciaire? Ensuite, cette division n'est-elle pas prise à des sources un peu diverses, tantôt de la destination des œuvres oratoires pour telle ou telle tribune, pour les assemblées politiques ou les corps judiciaires, tantôt de la nature même des idées qui composent le discours, comme dans le genre démonstratif, dont le caractère est uniquement de louer ou de blâmer? Enfin cette division, complète pour les anciens, l'est-elle également pour nous, et peut-on, par exemple, y faire entrer, sans quelque violence, l'éloquence religieuse, qui a paru depuis elle dans le monde, qui n'a certainement rien de judiciaire, qui n'est entièrement ni délibérative ni démonstrative, mais qui est un peu l'un et l'autre. Ces objections, et d'autres qu'on y pourrait joindre, ne paraissent pas sans force contre la division qui nous occupe, tant qu'on ignore sur quel fondement réel repose cette division. Or, c'est ce qu'on demanderait vainement à la plupart des rhétoriques. Il faudrait remonter jusqu'à celle d'Aristote, où l'on apprendrait que ce partage de l'éloquence en trois genres correspond précisément au partage des grands objets de la pensée; le bon ou l'utile, voilà la matière du genre délibératif; le vrai ou le juste, voilà la matière du genre judiciaire; le beau et son contraire, voilà la matière du genre démonstratif. Quelle lumière inattendue, quel intérêt nouveau répand cette explication d'un rhéteur philosophe, sur un des préceptes les plus vieux et les plus usés de la rhétorique! Il en serait de même pour tous, si on faisait sur tous le même travail. Toujours on arriverait à retrou

1. Aristot., Rhét., I, 11.

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