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DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE DANS SON RAPPORT AVEC LE CITOYEN1.

CHAPITRE PREMIER.

IDÉE DE CE LIVRE.

Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution; il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen.

J'ai dit que, dans le premier cas, elle est formée par un certaine distribution des trois pouvoirs; mais, dans le second, il faut la considérer sous une autre idée. Elle consiste dans la sûreté, ou dans l'opinion que l'on a de sa

sûreté.

Il pourra arriver que la constitution sera libre, et que le citoyen ne le sera point. Le citoyen pourra être libre,

1. Montesquieu a déjà étudié au livre VI l'action des lois criminelles dans leur rapport avec les principes des divers gouvernements. Au livre XII, il étudie les lois criminelles dans leur rapport avec la liberté du citoyen. Les deux questions se touchent, et il est bon de ne point les séparer. On fera bien de relire le livre VI, comme préparation à la lecture de celui-ci.

et la constitution ne l'être pas. Dans ces cas, la constitution sera libre de droit, et non de fait; le citoyen sera libre de fait, et non pas de droit.

Il n'y a que la disposition des lois, et même des lois fondamentales, qui forme la liberté dans son rapport avec la constitution. Mais, dans le rapport avec le citoyen, des mœurs, des manières, des exemples reçus peuvent la faire naître; et de certaines lois civiles la favoriser, comme nous allons voir dans ce livre-ci.

De plus, dans la plupart des États, la liberté étant plus gênée, choquée ou abattue, que leur constitution ne le demande, il est bon de parler des lois particulières, qui, dans chaque constitution, peuvent aider ou choquer le principe de la liberté dont chacun d'eux peut être susceptible.

DE LA LIBERTÉ DU CITOYEN.

La liberté philosophique consiste dans l'exercice de sa volonté, ou du moins (s'il faut parler dans tous les systèmes) dans l'opinion où l'on est que l'on exerce sa volonté. La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l'opinion que l'on a de sa sûreté.

Cette sûreté n'est jamais plus attaquée que dans les accusations publiques ou privées. C'est donc de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen.

Les lois criminelles n'ont pas été perfectionnées tout d'un coup. Dans les lieux mêmes où l'on a le plus cherché la liberté, on ne l'a pas toujours trouvée. Aristote1 nous dit qu'à Cumes, les parents de l'accusateur pouvoient être témoins. Sous les rois de Rome, la loi étoit si imparfaite, que Servius Tullius prononça la sentence contre les enfants d'Ancus Martius, accusés d'avoir assassiné le roi son beau-père. Sous les premiers rois des Francs, Clotaire fit une loi pour qu'un accusé ne pût être condamné sans être ouï; ce qui prouve une pratique contraire

1. Politique, liv. II, c. vi. (M.)

2. Tarquinius Priscus. Voyez Denys d'Halicarnasse, liv. IV. (M.) 3. De l'an 560. (M.)

dans quelque cas particulier, ou chez quelque peuple barbare. Ce fut Charondas qui introduisit les jugements contre les faux témoignages1. Quand l'innocence des citoyens n'est pas assurée, la liberté ne l'est pas non plus.

Les connoissances que l'on a acquises dans quelques pays, et que l'on acquerra dans d'autres, sur les règles les plus sûres que l'on puisse tenir dans les jugements criminels, intéressent le genre humain plus qu'aucune chose qu'il y ait au monde.

Ce n'est que sur la pratique de ces connoissances que la liberté peut être fondée; et dans un État qui auroit là-dessus les meilleures lois possibles, un homme à qui on feroit son procès, et qui devroit être pendu le lendemain, seroit plus libre qu'un bacha ne l'est en Turquie3.

1. Aristote, Politique, liv. II, chap. XII. Il donna ses lois à Thurium dans la quatre-vingt-quatrième olympiade. (M.)

2. L'Angleterre, sup., XI, vI.

3. Inf., XV, I.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Les lois qui font périr un homme sur la déposition d'un seul témoin sont fatales à la liberté. La raison en exige deux; parce qu'un témoin qui affirme et un accusé qui nie font un partage; et il faut un tiers pour le vider.

2

Les Grecs1 et les Romains exigeoient une voix de plus" pour condamner. Nos lois françaises en demandent deux1. Les Grecs prétendoient que leur usage avoit été établi par les dieux; mais c'est le nôtre.

1. Voyez Aristide, Orat. in Minervam.

2. Denys d'Halicarnasse, sur le jugement de Coriolan, liv. VII. (M.)

3. C'est-à-dire une voix de majorité.

4. Loisel, Institutes coutumières, liv. V, tit. v, n. 10. Voix d'un, vo'x de nun; vox unius, vox nullius.

5. Minervæ calculus. (M.)

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