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qu'on ne pourroit décider de la vie d'un citoyen que dans les grands États du peuple1. Ainsi, le corps des plébéiens, ou, ce qui est la même chose, les comices par tribus, ne jugèrent plus que les crimes dont la peine n'étoit qu'une amende pécuniaire. Il falloit une loi pour infliger une peine capitale pour condamner à une peine pécuniaire, il ne falloit qu'un plébiscite.

Cette disposition de la loi des Douze Tables fut trèssage. Elle forma une conciliation admirable entre le corps des plébéiens et le sénat. Car, comme la compétence des uns et des autres dépendit de la grandeur de la peine et de la nature du crime, il fallut qu'ils se concertassent ensemble.

La loi Valérienne ôta tout ce qui restoit à Rome du gouvernement qui avoit du rapport à celui des rois grecs des temps héroïques. Les consuls se trouvèrent sans pouvoir pour la punition des crimes. Quoique tous les crimes soient publics, il faut pourtant distinguer ceux qui intéressent plus les citoyens entre eux, de ceux qui intéressent plus l'État dans le rapport qu'il a avec un citoyen. Les premiers sont appelés privés, les seconds sont les crimes publics. Le peuple jugea lui-même les crimes publics; et, à l'égard des privés, il nomma pour chaque crime, par une commission particulière, un questeur pour en faire la poursuite. C'étoit souvent un des magistrats, quelquefois un homme privé, que le peuple choisissoit. On l'appeloit questeur du parricide. Il en est fait mention dans la loi des Douze Tables 3.

1. Les comices par centuries. Aussi Manlius Capitolinus fut-il jugé dans ces comices. Tite-Live, décade I, liv. VI, c. xx. (M.)

2. Sup., III, v.

3. Dit Pomponius, dans la loi 2, au Digeste de orig. jur. (M.)

Le questeur nommoit ce qu'on appeloit le juge de la question, qui tiroit au sort les juges, formoit le tribunal, et présidoit sous lui au jugement1.

Il est bon de faire remarquer ici la part que prenoit le sénat dans la nomination du questeur, afin que l'on voie comment les puissances étoient, à cet égard, balancées. Quelquefois le sénat faisoit élire un dictateur, pour faire la fonction de questeur; quelquefois il ordonnoit que le peuple seroit convoqué par un tribun, pour qu'il nommât un questeur; enfin le peuple nommoit quelquefois un magistrat pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, et lui demander qu'il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion', dans TiteLive 5.

L'an de Rome 604, quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes. On divisa peu à peu toutes les matières criminelles en diverses parties, qu'on appela des questions perpétuelles. On créa divers préteurs, et on attribua à chacun d'eux quelqu'une de ces questions. On leur donna, pour un an, la puissance de juger les crimes qui en dépendoient, et ensuite ils alloient gouverner leur province.

A Carthage, le sénat des cent étoit composé de juges

1. Voyez un fragment d'Ulpien, qui en rapporte un autre de la loi Cornélienne; on le trouve dans la Collation des lois mosaiques et romaines, tit. I, de sicariis et homicidiis. (M.)

2. Cela avoit surtout lieu dans les crimes commis en Italie, où le Sénat avoit une principale inspection. Voyez Tite-Live, première décade, liv. IX, C. XXVI, sur les conjurations de Capoue. (M.)

3. Cela fut ainsi dans la poursuite de la mort de Posthumius, l'an 340

de Rome. Voyez Tite-Live, liv. IV, c. L. (M.)

4 Ce jugement fut rendu l'an de Rome 567. (M.)

5. Liv. VIII. (M.)

6. Cicéron, in Bruto. (M

qui étoient pour la vie1. Mais à Rome les préteurs étoient annuels; et les juges n'étoient pas même pour un an, puisqu'on les prenoit pour chaque affaire. On a vu, dans le chapitre vi de ce livre, combien, dans de certains gouvernements, cette disposition étoit favorable à la liberté.

Les juges furent pris dans l'ordre des sénateurs, jusqu'au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu'on les prendroit dans celui des chevaliers : changement si considérable, que le tribun se vanta d'avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l'ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu'ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, et une partie de la puissance de juger, c'étoit un grand pouvoir qu'il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exécutrice; il avoit quelque branche de la puissance législative3; mais cela ne suffisoit pas pour contre-balancer le peuple. Il falloit qu'il eût part à la puissance de juger; et il y avoit part lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques privèrent les sénateurs de la puissance de juger, le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquèrent donc la liberté de la constitution, pour

1. Cela se prouve par Tite-Live, liv. XXXIII, c. XLVI, qui dit qu'Annibal rendit leur magistrature annuelle. (M.)

2. C'est Caius Gracchus qui fit passer cette rogation.

3. Les sénatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu'ils ne fussent pas confirmés par le peuple. Denys d'Halicarnasse, liv. IX, p. 595; et liv. XI, p. 735. (M.) — C'est une erreur. V. Sup., liv. II, ch. 1, note finale.

4. En l'an 630. (M.)

favoriser la liberté du citoyen; mais celle-ci se perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat; et la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avoit même des raisons particulières qui devoient empêcher de transporter les jugements aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe, que ceux-là devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république1. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice; il fallut lever une autre cavalerie: Marius prit toute sorte de gens dans les légions, et la république fut perdue 3.

De plus, les chevaliers étoient les traitants de la république; ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, et faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françoises; elles ont stipulé avec les gens d'affaires, avec la méfiance que l'on garde à des ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

1. Sup., XI, VI.

2. Mais non pas seuls. Tite-Live, V, c. vi.

3. Capite censos plerosque. Salluste, Guerre de Jugurtha, c. LXXXIV. (M.) 4. C'est-à-dire les fermiers de l'impôt.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. « Mutius Scévola, dit Diodore1, voulut rappeler les anciennes mœurs et vivre de son bien propre avec frugalité et intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitants, qui avoient pour lors les jugements à Rome, ils avoient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scévola fit justice des publicains, et fit mener en prison ceux qui y traînoient les autres. »

3

Dion nous dit que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé, à son retour, d'avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le-champ cession de biens. Son innocence parut, en ce qu'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusoit d'en avoir volé, et il montroit les titres de sa propriété. Il ne voulut plus rester dans la viile avec de telles gens.

« Les Italiens, dit encore Diodore, achetoient en Sicile. des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs et avoir soin de leurs troupeaux : ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée, et les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'enceinte des villes. Il n'y avoit ni proconsul, ni préteur, qui pût ou

1. Fragment de cet auteur, liv. XXXVI, dans le recueil de Constantin Porphyrogénète, Des vertus et des vices. (M.)

2. C'est dans son proconsulat d'Asie que Mutius Scévola prit sur son bien propre toute la dépense de sa personne et de sa maison.

3. Fragment de son histoire, tiré de l'Extrait des vertus et des vices. (M.)

4. Fragment du livre XXXIV, dans l'Extrait des vertus et des vices. (M.)

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