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DES RICHESSES QUE L'ESPAGNE TIRA DE L'AMÉRIQUE.

Si l'Europe1 a trouvé tant d'avantages dans le commerce de l'Amérique, il seroit naturel de croire que l'Espagne en auroit reçu de plus grands. Elle tira du monde nouvellement découvert une quantité d'or et d'argent si prodigieuse, que ce que l'on en avoit eu jusqu'alors ne pouvoit y être comparé.

Mais (ce qu'on n'auroit jamais soupçonné) la misère la fit échouer presque partout. Philippe II, qui succéda à

"

1. Ceci parut, il y a plus de vingt ans, dans un petit ouvrage manuscrit de l'auteur, qui a été presque tout fondu dans celui-ci. (M.) Au livre XXII, c. x, Montesquieu donne l'année 1744 pour celle où il écrit ; le petit ouvrage manuscrit remonterait donc vers l'année 1724.

Suivant M. Walckenaer qui a fait une étude particulière de la vie et des écrits de Montesquieu, (Biographie universelle, au mot MONTESQUIEC), le petit ouvrage auroit été imprimé, au moins en épreuves. L'exemplaire que nous avons sous les yeux, dit-il, et qui appartient à M. Lainé, ministre et membre de la chambre des députés, contient beaucoup de corrections qui sont de la main même de Montesquieu. Sur le faux titre il a écrit: « Ceci a été imprimé sur une mauvaise copie; je le fais réimprimer sur une autre, selon les corrections que j'ai faites ici; » et sur la première feuille il a mis encore : « J'ai écrit qu'on supprimât cette copie, et qu'on en imprimât une autre si quelques exemplaires avoient passé, de peur qu'on interprétât mal quelques endroits ». Les réclames qui sont au bas des pages, le papier, le caractère, tout indique une impression faite en Hollande; il n'y a ni nom de lieu, ni nom d'imprimeur. Cet opuscule a quarante-quatre pages in-12o, et se compose de vingt-cinq réflexions détachées. »>

Charles-Quint, fut obligé de faire la célèbre banqueroute que tout le monde sait'; et il n'y a guère jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l'insolence et de la révolte de ses troupes toujours mal payées.

Depuis ce temps, la monarchie d'Espagne déclina sans cesse. C'est qu'il y avoit un vice intérieur et physique dans la nature de ces richesses, qui les rendoit vaines; et ce vice augmenta tous les jours.

L'or et l'argent sont une richesse de fiction ou de signe. Ces signes sont très-durables et se détruisent peu, comme il convient à leur nature. Plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix, parce qu'ils représentent moins de choses3.

Lors de la conquête du Mexique et du Pérou, les Espagnols abandonnèrent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signe qui s'avilissoient par elles-mêmes. L'or et l'argent étoient très-rares en Europe; et l'Espagne, maîtresse tout à coup d'une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu'elle n'avoit jamais eues. Les richesses que l'on trouva dans les pays conquis

1. Peut-être M. de Montesquieu aurait-il pu trouver la principale cause de cet épuisement intérieur, dans les dépenses énormes que Philippe II faisoit dans toute l'Europe, dépenses en pure perte dont rien ne rentrait en Espagne. (PECQUET, Analyse raisonnée, etc. p. 211.) Le père Daniel (Hist. de France, t. X, p. 237) dit que parmi les papiers de Philippe II, on trouva un mémoire de ce que lui avaient coûté les guerres et ses autres entreprises, durant environ quarante-cinq ans. Cette dépense montait à quatre milliards cinq cent quatorze millions d'or, c'était plus de cent millions par an, somme énorme pour le temps et qui explique la ruine de l'Espagne.

2. C'est une erreur. Inf. XXII, c. и.

3. C'est la condition commune de toute valeur échangeable. Le prix en est réglé par l'offre et la demande. Inf. XXII, c. v, note 1.

n'étoient pourtant pas proportionnées à celles de leurs mines. Les Indiens en cachèrent une partie; et de plus, ces peuples, qui ne faisoient servir l'or et l'argent qu'à la magnificence des temples des dieux et des palais des rois, ne les cherchoient pas avec la même avarice que nous; enfin ils n'avoient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines, mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connoissant pas la manière d'employer le mercure, ni peut-être le mercure

même.

Cependant l'argent' ne laissa pas de doubler bientôt en Europe; ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s'acheta fut environ du double.

Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des machines pour tirer les eaux, briser le minerai et le séparer; et, comme ils se jouoient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L'argent doubla bientôt en Europe, et le profit diminua toujours de moitié pour l'Espagne, qui n'avoit, chaque année, que la même quantité d'un métal qui étoit devenu la moitié moins précieux.

Dans le double du temps, l'argent doubla encore, et le profit diminua encore de la moitié.

Il diminua même de plus de la moitié: voici comment. Pour tirer l'or des mines, pour lui donner les préparations requises, et le transporter en Europe, il falloit une dépense quelconque. Je suppose qu'elle fût comme 1 est à 6 quand l'argent fut doublé une fois, et par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme 2 sont à 64. Ainsi les flottes qui portèrent en Espagne la

1. C'est-à-dire la masse d'argent.

même quantité d'or, portèrent une chose qui réellement valoit la moitié moins, et coûtoit la moitié plus.

Si l'on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l'impuissance des richesses de l'Espagne.

Il y a environ deux cents ans que l'on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d'argent, qui est à présent dans le monde qui commerce, soit à celle qui étoit avant la découverte comme 32 est à 1, c'est-àdire qu'elle ait doublé cinq fois dans deux cents ans encore la même quantité sera à celle qui étoit avant la découverte comme 64 est à 1, c'est-à-dire qu'elle doublera encore. Or, à présent, cinquante1 quintaux de minerai pour l'or, donnent quatre, cinq et six onces d'or; et quand il n'y en a que deux, le mineur ne retire que ses frais. Dans deux cents ans, lorsqu'il n'y en aura que quatre, le mineur ne tirera aussi que ses frais. Il y aura donc peu de profit à tirer sur l'or. Même raisonnement sur l'argent, excepté que le travail des mines d'argent. est un peu plus avantageux que celui des mines d'or.

Que si l'on découvre des mines si abondantes qu'elles donnent plus de profit, plus elles seront abondantes, plustôt le profit finira.

Les Portugais ont trouvé tant d'or3 dans le Brésil,

1. Voyez les voyages de Frézier. (M.)

2. A. B. Les Portugais ont trouvé dans le Brésil des mines d'or si riches, qu'il faudra, etc.

3. Suivant milord Anson, l'Europe reçoit du Brésil tous les ans pour deux millions sterling en or, que l'on trouve dans le sable au pied des montagnes, ou dans le lit des rivières. Lorsque je fis le petit ouvrage dont j'ai parlé dans la première note de ce chapitre, il s'en falloit bien que les retours du Brésil fussent un objet aussi important qu'il l'est aujourd'hui. (M.) Note ajoutée dans l'édition de 1758.

qu'il faudra nécessairement que le profit des Espagnols diminue bientôt considérablement, et le leur aussi.

J'ai ouï plusieurs fois déplorer l'aveuglement du Conseil de François Ier qui rebuta Christophe Colomb, qui lui proposoit les Indes'. En vérité, on fit, peut-être par imprudence, une chose bien sage. L'Espagne a fait comme ce roi insensé qui demanda que tout ce qu'il toucheroit se convertit en or, et qui fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misère*.

Les compagnies et les banques que plusieurs nations établirent, achevèrent d'avilir l'or et l'argent dans leur qualité de signe; car, par de nouvelles fictions, ils multiplièrent tellement les signes des denrées, que l'or et l'argent ne firent plus cet office qu'en partie3, et en devinrent moins précieux.

Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines, et diminua encore le profit que les Espagnols tiroient des leurs.

Il est vrai que, par le commerce que les Hollandois firent dans les Indes orientales, ils donnèrent quelque prix à la marchandise des Espagnols; car, comme ils portèrent de l'argent pour troquer contre les marchandises de l'Orient, ils soulagèrent en Europe les Espagnols d'une partie de leurs denrées qui y abondoient trop.

Et ce commerce, qui ne semble regarder qu'indirectement l'Espagne, lui est avantageux comme aux nations. mêmes qui le font.

Par tout ce qui vient d'être dit, on peut juger des

1. Lorsque Christophe Colomb fit ses propositions aux rois d'Espagne, en 1492, François Ier n'était pas né. Il ne fut roi qu'en 1515; Colomb était mort en 1506.

2. A. B. Et qui fut obligé de demander aux dieux de finir sa misère. 3. A. Ne firent plus cet office; et en devinrent, etc.

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