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COMMENT, DANS L'ÉTAT FLORISSANT DE LA RÉPUBLIQUE, ROME PERDIT TOUT A COUP SA LIBERTÉ.

Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugements ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse, ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs1. On crut qu'on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats; et dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne3. L'une leur donnoit le droit d'assembler le sénat; l'autre, celui d'assembler le peuple; mais ils ne convoquèrent ni le sénat, ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls

1. L'an de Rome 302.

2. Tite-Live, III, c. xxx. Placet creari decemviros sine provocatione, et ne quis eo anno alius magistratus esset.

3. Ils avoient une puissance plus que consulaire, et ils ne possédoient pas la puissance tribunitienne, mais ils en étoient débarrassés. M. de Montesquieu transporte aux décemvirs ce qui fut ordonné plus de quatre siècles après en faveur des empereurs. (CRÉVIER.)

4. Ceci n'est point exact. Les consuls avaient le droit de convoquer les comices centuries, et, si l'on en croit Denys d'Halicarnasse, liv. X, les tri

toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu'il avoit usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée1 du pouvoir qu'elle avoit donné 2.

Mais quel étoit ce système de tyrannie, produit par des gens qui n'avoient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connoissance des affaires civiles; et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avoient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage au dehors pour les défendre?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules.

Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvoit par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté. Le débiteur, qui parut sur la place, couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.

buns avaient le droit de convoquer le Sénat, avant même qu'on établit les décemvirs.

1. A. B. Rome fut étonnée, etc.

2. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, ch. 1.

DE LA PUISSANCE LÉGISLATIVE DANS LA RÉPUBLIQUE

ROMAINE.

On n'avoit point de droits à se disputer sous les décemvirs; mais, quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître1 tant qu'il resta quelques priviléges aux patriciens, les plébéiens les leur ôtèrent.

Il y auroit eu peu de mal, si les plébéiens s'étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, et s'ils ne les avoient pas offensés dans leur qualité même de citoyen. Lorsque le peuple étoit assemblé par curies ou par centuries, il étoit composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnèrent ce point, que seuls, sans les patriciens et sans le sénat, ils pourroient faire des lois qu'on appela plébiscites; et les comices où on les fit s'appelèrent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens n'eurent point de part à la puissance législative, et où ils furent soumis à

1. A. B. On vit des jalousies renaître.

2. Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 725. (M.)

3. Par les lois sacrées, les plébéiens purent faire des plébiscites, seuls et sans que les patriciens fussent admis dans leur assemblée. Denys d'Halicarnasse, liv. VI, p. 410; et liv. VII, p. 430. (M.)

4. Par la loi faite après l'expulsion des décemvirs, les patriciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu'ils n'eussent pu y donner leurs voix. TiteLive, liv. III, c. LV, et Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 725. — Et cette loi fut

la puissance législative d'un autre corps de l'État. Ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il sembloit qu'une puissance aussi exorbitante auroit dû anéantir l'autorité du sénat; mais Rome avoit des institutions admirables. Elle en avoit deux surtout par l'une, la puissance législative du peuple étoit réglée; par l'autre, elle étoit bornée.

Les censeurs, et avant eux les consuls', formoient et créoient, pour ainsi dire, tous les cinq ans, le corps du peuple; ils exerçoient la législation sur le corps même qui avoit la puissance législative. « Tibérius Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole et par un geste; et s'il ne l'eût pas fait, cette république, qu'aujourd'hui nous soutenons à peine, nous ne l'aurions plus 2. »

D'un autre côté, le sénat avoit le pouvoir d'ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d'un dictateur, devant lequel le souverain baissoit la tête, et les lois les plus populaires restoient dans le silence 3.

confirmée par celle de Publius Philo, dictateur, l'an de Rome 416. TiteLive, liv. VIII, c. xi. (M.)

1. L'an 312 de Rome, les consuls faisoient encore le cens, comme il paroît par Denys d'Halicarnasse, liv. XI. (M.)

2. De Oratore, lib. I, c. Ix.

3. Comme celles qui permettoient d'appeler au peuple des ordonnance s de tous les magistrats. (M.)

DE LA PUISSANCE EXÉCUTRICE DANS LA MÊME

RÉPUBLIQUE.

Si le peuple fut jaloux de sa puissance législative, il le fut moins de sa puissance exécutrice. Il la laissa presque tout entière au sénat et aux consuls; et il ne se réserva guère que le droit d'élire les magistrats, et de confirmer les actes du sénat et des généraux.

Rome, dont la passion étoit de commander, dont l'ambition étoit de tout soumettre, qui avoit toujours usurpé, qui usurpoit encore, avoit continuellement de grandes affaires; ses ennemis conjuroient contre elle, ou elle conjuroit contre ses ennemis.

Obligée de se conduire, d'un côté avec un courage héroïque, et de l'autre avec une sagesse consommée, l'éta des choses demandoit que le sénat eût la direction des affaires. Le peuple disputoit au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu'il étoit jaloux de sa liberté; il ne lui disputoit point les branches de la puissance exécutrice, parce qu'il étoit jaloux de sa gloire.

La part que le sénat prenoit à la puissance exécutrice étoit si grande, que Polybe1 dit que les étrangers pen

1. Liv. VI. (M.) Tout ceci est pris des considérations de Polybe sur la distribution des pouvoirs dans la république romaine. Hist., liv. VI, chap. IX-XII.

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