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que la longueur du voyage prouve la grandeur de l'éloignement.

Pline et Strabon nous disent que le chemin qu'un navire des Indes et de la mer Rouge, fabriqué de joncs, faisoit en vingt jours, un navire grec ou romain le faisoit en sept1. Dans cette proportion, un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines étoit à peu près de trois pour celles de Salomon.

Deux navires d'une vitesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vitesse la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les côtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une différente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables, tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement.

Cette lenteur des navires des Indes, qui, dans un temps égal, ne pouvoient faire que le tiers du chemin que faisoient les vaisseaux grecs et romains, peut s'expliquer par ce que nous voyons aujourd'hui dans notre marine. Les navires des Indes, qui étoient de jonc, tiroient moins d'eau que les vaisseaux grecs et romains, qui étoient de bois, et joints avec du fer.

On peut comparer ces navires des Indes à ceux de quelques nations d'aujourd'hui, dont les ports ont peu de fond; tels sont ceux de Venise, et même en général de l'Italie, de la mer Baltique et de la province de Hol

1. Voyez Pline, liv. VI, c. xx; et Strabon, liv. XV. (M )

2. Elle n'a presque que des rades; mais la Sicile a de très-bons ports. (M.)

lande. Leurs navires, qui doivent en sortir et y rentrer, sont d'une fabrique ronde et large de fond; au lieu que les navires d'autres nations qui ont de bons ports, sont, par le bas, d'une forme qui les fait entrer profondément dans l'eau. Cette mécanique fait que ces derniers navires naviguent plus près du vent, et que les premiers ne naviguent presque que quand ils ont le vent en poupe. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau, navigue vers le même côté à presque tous les vents; ce qui vient de la résistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté, pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le côté que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller très-près du vent, c'est-à-dire, très-près du côté d'où vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par conséquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guère aller que du côté opposé au vent. D'où il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans leurs voyages: 1 ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, surtout s'ils sont obligés de changer souvent de direction; 2o ils vont plus lentement, parce que, n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauroient porter autant de voiles que les autres. Que si, dans un temps où la marine s'est si fort perfectionnée 3, dans un temps où les arts se

1. Je dis de la province de Hollande; car les ports de celle de Zélande sont assez profonds. (M.)

2. Montesquieu écrit toujours navige et naviger.

3. La phrase: dans un temps où la marine s'est si fort perfectionnée, paraît pour la première fois dans B.

communiquent, dans un temps où l'on corrige par l'art, et les défauts de la nature, et les défauts de l'art même, on sent ces différences, que devoit-ce être dans la marine des anciens?

Je ne saurois quitter ce sujet. Les navires des Indes étoient petits, et ceux des Grecs et des Romains, si l'on en excepte ces machines que l'ostentation fit faire, étoient moins grands que les nôtres. Or, plus un navire est petit, plus il est en danger dans les gros temps. Telle tempête submerge un navire, qui ne feroit que le tourmenter s'il étoit plus grand. Plus un corps en surpasse un autre en grandeur, plus sa surface est relativement petite d'où il suit que dans un petit navire il y a une moindre raison, c'est-à-dire, une plus grande différence de la surface du navire au poids ou à la charge qu'il peut porter, que dans un grand. On sait que, par une pratique à peu près générale, on met dans un navire une charge d'un poids égal à celui de la moitié de l'eau qu'il pourroit contenir. Supposons qu'un navire tint huit cents tonneaux d'eau, sa charge seroit de quatre cents tonneaux; celle d'un navire qui ne tiendroit que quatre cents tonneaux d'eau, seroit de deux cents tonneaux. Ainsi la grandeur du premier navire seroit, au poids qu'il porteroit, comme 8 est à 4; et celle du second, comme 4 est à 2. Supposons que la surface du grand soit, à la surface du petit, comme 8 est à 6; la surface de celui-ci sera, poids, comme 6 est à 2; tandis que la surface de celui-là ne sera, à son poids, que comme 8 est à 4; et les vents

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à son

1. C'est-à-dire, pour comparer les grandeurs de même genre : l'action ou la prise du fluide sur le navire sera, à la résistance du même navire, comme, etc. (M.)

et les flots n'agissant que sur la surface, le grand vaisseau résistera plus par son poids à leur impétuosité que le petit 1.

1. A. B. placent ici les trois premiers paragraphies du chapitre x de notre édition.

DU COMMERCE DES GRECS.

Les premiers Grecs étoient tous pirates. Minos, qui avoit eu l'empire de la mer, n'avoit eu peut-être que de plus grands succès dans les brigandages son empire étoit borné aux environs de son île. Mais, lorsque les Grecs devinrent un grand peuple, les Athéniens obtinrent le véritable empire de la mer, parce que cette nation commerçante et victorieuse donna la loi au monarque le plus puissant d'alors, et abattit les forces maritimes de la Syrie, de l'île de Chypre et de la Phénicie.

Il faut que je parle de cet empire de la mer qu'eut Athènes. « Athènes, dit Xénophon, a l'empire de la mer ; mais, comme l'Attique tient à la terre, les ennemis la ravagent, tandis qu'elle fait ses expéditions au loin. Les principaux laissent détruire leurs terres, et mettent leurs biens en sûreté dans quelque ile la populace, qui n'a point de terres, vit sans aucune inquiétude. Mais si les Athéniens habitoient une île et avoient outre cela l'empire

1. A. B. réunissent en un seul chapitre intitulé : du Commerce des Grecs et de celui de l'Égypte après la conquête d'Alexandre, les chapitres VII et X de notre édition.

2. A. B. Lorsque les Grecs devinrent un peuple.

3. Le roi de Perse. (M.)

4. De republ. athen., c. II. (M.)

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