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QUE LE PRINCE NE DOIT POINT FAIRE LE COMMERCE.

Théophile' voyant un vaisseau où il y avoit des marchandises pour sa femme Théodora, le fit brûler. « Je suis empereur, lui dit-il, et vous me faites patron de galère. En quoi les pauvres gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons encore leur métier? » Il auroit pu ajouter : Qui pourra nous réprimer, si nous faisons des monopoles? Qui nous obligera de remplir nos engagements? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire; ils seront plus avides et plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice; il n'en a point en notre opulence tant d'impôts qui font sa misère sont des preuves certaines de la nôtre 2.

1. Zonare. (M).

2. Il y a en quelques pays des portions de commerce qui se font par le prince, et pour son compte. C'est une très-mauvaise méthode, qui ne tend qu'à établir un monopole. Il est à parier que si le commerce, que les Czars de Moscovie se sont réservé, était libre, il serait bien plus considérable. Il s'est trouvé, en Espagne, quelques occasions particulières où l'on a éprouvé le même inconvénient; d'ailleurs, c'est une espèce de vol fait au peuple. PECQUET, » Analyse raisonnée, etc., p. 171. On voit à qui s'adresse Montesquieu, quand il cite l'exemple de l'empereur Théophile.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Lorsque les Portugais et les Castillans dominoient dans les Indes orientales, le commerce avoit des branches si riches, que leurs princes ne manquèrent pas de s'en saisir. Cela ruina leurs établissements dans ces parties-là.

Le vice-roi de Goa accordoit à des particuliers des priviléges exclusifs. On n'a point de confiance en de pareilles gens; le commerce est discontinué par le changement perpétuel de ceux à qui on le confie; personne ne ménage ce commerce, et ne se soucie de le laisser perdu à son successeur1; le profit reste dans des mains particulières, et ne s'étend pas assez.

1. C'est-à-dire on s'inquiète peu que ce commerce soit perdu pour le

successeur.

DU COMMERCE DE LA NOBLESSE DANS LA MONARCHIE 1.

Il est contre l'esprit du commerce, que la noblesse le fasse dans la monarchie. « Cela seroit pernicieux aux villes, disent les empereurs Honorius et Théodose, et ôteroit entre les marchands et les plébéiens la facilité d'acheter et de vendre. »

Il est contre l'esprit de la monarchie, que la noblesse y fasse le commerce3. L'usage qui a permis en Angleterre le commerce à la noblesse, est une des choses qui a le plus contribué à y affoiblir le gouvernement monarchique‘.

1. A. B. Du commerce dans la monarchie.

2. L. nobiliores, cod. de commerc. et L. ult. de rescind. vendit. (M.) 3. Dans les idées de nos pères, la noblesse se devait tout entière a service militaire, et ne pouvait travailler sans déroger.

4. Et à faire la prospérité et la grandeur de l'Angleterre.

RÉFLEXION PARTICULIÈRE.

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Des gens frappés de ce qui se pratique dans quelques États, pensent qu'il faudroit qu'en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce seroit le moyen d'y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est trèssage les négociants n'y sont pas nobles, mais ils peuvent le devenir2. Ils ont l'espérance d'obtenir la noblesse, sans en avoir l'inconvénient actuel. Ils n'ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur 3; chose qui est ordinairement attachée à la suffisance".

Les lois qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, et la fasse passer à ses enfants, ne sont et ne

1. C'est une allusion aux projets de l'abbé de Saint-Pierre. (Rêves d'un homme de bien, p. 195 et suiv). L'abb avait cent fois raison contre le Président.

2. Ce dernier point ne rend pas la profession du commerce beaucoup plus honorable (Extrait du Livre de l'Esprit des Lois, p. 26). Dans la monarchie, chacun fait le commerce afin de pouvoir le quitter; au lieu que dans les républiques on ne l'entreprend que dans l'espérance de le continuer et de l'augmenter. (RISTEAU.)

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3. A. B. Ou de la faire avec bonheur. (N'est-ce pas la vraie leçon?) 4. Suffisance est synonyme de capacité dans la langue de Montesquieu, - Inf. XXIcomme dans celle de Montaigne.

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peuvent être utiles que dans les États despotiques, où personne ne peut ni ne doit avoir d'émulation.

Qu'on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu'on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu'on fera mieux sa profession, lorsque ceux qui y auront excellé espéreront de parvenir à une autre 2.

L'acquisition qu'on peut faire de la noblesse à prix d'argent encourage beaucoup les négociants à se mettre en état d'y parvenir. Je n'examine pas si l'on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.

En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse et le peuple; qui, sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les priviléges; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire; cet état encore dans lequel on n'a de moyen de se distinguer que par la suffisance et par la vertu; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée3: cette noblesse toute guerrière, qui pense qu'en quelque degré de richesses

1. Effectivement cela y est souvent ainsi établi. (M.)

2. Point du tout. Dès que dans un pays le caractère d'honnête homme ne suffit pas, et qu'il faut un titre pour être reçu dans les cercles, et pour ne pas y être exposé à des marques de mépris, le commerce n'y fera point fortune. Si les richesses doivent servir à passer une autre profession, et

que ce moyen soit la voie de sortir d'un état que l'on regarde comme vil, le commerce ne subsistera pas encore, parce que le commerce ne se soutient que par ceux qui sont en état de le quitter. Le négociant ne doit avoir d'autre émulation que celle d'augmenter ses fonds pour faire un plus grand négoce. Il ne faut point détourner ses idées de cet objet, afin que, par l'accroissement du commerce des particuliers, l'État reçoive un accroissement de force et de puissance. On voit, surtout en Allemagne, les mauvais effets que produit la maxime opposće. (Luzac.)

3. On voit que Montesquieu était d'une famille d'épée, gentilhomme de naissance, magistrat par occasion.

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