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embrasser la religion dominante; ou que l'on seroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieroient.

Il ne seroit pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, et qui ne voudroient pas cependant souffrir qu'on les obligeât à changer celle qu'ils auroient, s'ils en avoient une car ils sentiroient d'abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur manière de penser; et que qui peut ravir l'un, peut encore mieux ôter l'autre.

Si, parmi les différentes religions, il y en avoit une1 à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y seroit odieuse; parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons et les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenteroit jamais à l'esprit avec l'idée de liberté.

Les lois contre ceux qui professeroient cette religion, ne seroient point sanguinaires; car la liberté n'imagine point ces sortes de peines; mais elles seroient si réprimantes, qu'elles feroient tout le mal qui peut se faire de sang-froid.

Il pourroit arriver de mille manières que le clergé auroit si peu de crédit que les autres citoyens en auroient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer 3, il aimeroit mieux supporter les mêmes charges que les laïques, et ne faire à cet égard qu'un même corps: mais, comme il chercheroit toujours à s'attirer le respect du peuple, il se distin

ne font les églises d'État. Comparez l'Angleterre et l'Amérique avec l'Italie et l'Espagne.

1 Le catholicisme.

2. C'est-à-dire par la violence, ou par des lois iniques.

3. C'est-à-dire au lieu de vouloir former un ordre séparé, comme en France.

gueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réservée, et des mœurs plus pures.

Ce clergé ne pouvant protéger la religion, ni être protégé par elle, sans force pour contraindre, chercheroit à persuader on verroit sortir de sa plume de très-bons ouvrages, pour prouver la révélation et la providence du grand Être.

Il pourroit arriver qu'on éluderoit ses assemblées, et qu'on ne voudroit pas lui permettre de corriger ses abus mêmes1; et que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laisser sa réforme imparfaite, que de souffrir qu'il fût réformateur.

Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seroient plus fixes qu'ailleurs; mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheroient plus du peuple; les rangs seroient donc plus séparés, et les personnes plus confondues 2.

Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auroient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent: ainsi on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit.

On n'y estimeroit guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles; et de ce genre il n'y en a que deux : les richesses et le mérite personnel.

1. En effet on a laissé tomber les convocations du clergé; c'est le Parlement qui règle les affaires ecclésiastiques.

2. On sait que les fils d'un pair d'Angleterre sont de simples citoyens (commoners). Les mœurs font une grande distinction entre les rangs que donne la naissance; mais ces distinctions la loi ne les connaît pas.

Il y auroit un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels ; et l'on ne chercheroit guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.

On y jouiroit d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seroient proscrites; ainsi plusieurs ayant plus de bien que d'occasions de dépense 1, l'emploieroient d'une manière bizarre; et dans cette nation, il y auroit plus d'esprit que de goût.

Comme on seroit toujours occupé de ses intérêts, on n'auroit point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté; et réellement on n'en auroit pas le temps.

L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l'oisiveté; et l'oisiveté fait naître la politesse.

Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d'avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c'est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares.

Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendroit part à l'administration de l'État, les femmes ne devroient guère vivre avec les hommes. Elles seroient donc modestes, c'est-à-dire timides: cette timidité feroit leur vertu; tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteroient dans une débauche qui leur laisseroit toute leur liberté et leur loisir.

Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plus

1. A. De dépenser.

2. « Les Anglois vous font peu de politesses; mais jamais d'impolitesses. » Montesquieu, Notes sur l'Angleterre.

que pour un autre, chacun se regarderoit comme monarque; et les hommes, dans cette nation, seroient plutôt des confédérés que des concitoyens.

Si le climat avoit donné à bien des gens un esprit inquiet et des vues étendues, dans un pays où la constitution donneroit à tout le monde une part au gouvernement et des intérêts politiques, on parleroit beaucoup de politique; on verroit des gens qui passeroient leur vie à calculer des événements qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c'est-à-dire, des hommes, ne sont guère soumis au calcul.

Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent de là sort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements.

De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu'on raisonne bien ou mal; il suffit qu'on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué.

Bien des gens qui ne se soucieroient de plaire à personne, s'abandonneroient à leur humeur. La plupart, avec de l'esprit, seroient tourmentés par leur esprit même: dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seroient malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation seroit fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines 1.

1. Grosley trouve une contradiction entre cette maxime et le chap. ix du liv. XIX; Montesquieu lui répond : « Quant à cette contradiction, elle ne vient que de ce que les êtres moraux ont des effets différents selon

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec euxmêmes, se trouveroient souvent au milieu de gens inconnus; ils seroient timides, et l'on verroit en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

Le caractère de la nation paroîtroit surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verroit des gens recueillis, et qui auroient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seroient sanglants; et l'on verroit bien des Juvénals chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire dans les États extrêmement libres, ils trahissent la vérité à cause de leur liberté même, qui, produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction, qu'il le seroit d'un despote.

Leurs poëtes auroient plus souvent cette rudesse originale de l'invention, qu'une certaine délicatesse que donne le goût on y trouveroit quelque chose qui approcheroit plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël 2.

qu'ils sont unis à d'autres. L'orgueil, joint à une vaste ambition et à la grandeur des idées, produisit de certains effets chez les Romains; l'orgueil, joint à une grande oisiveté avec la foiblesse de l'esprit, avec l'amour des commodités de la vie, en produit d'autres chez d'autres nations. » La réponse n'est pas satisfaisante. En fait, dans le chap. Ix du liv. XIX, Montesquieu a mis les Français au-dessus des Espagnols; ici i les met audessous des Anglais.

1. A. B. Chacun deviendroit, etc. 2. Allusion à Milton.

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