Page images
PDF
EPUB

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

La loi de Théodose et de Valentinien tira les causes de la répudiation, des anciennes mœurs et des manières de Romains. Elle mit au nombre de ces causes l'action d'un mari3 qui châtieroit sa femme d'une manière indigne d'une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes : c'est que les mœurs avoient changé à cet égard; les usages d'Orient avoient pris la place de ceux de l'Europe. Le premier eunuque de l'impératrice, femme de Justinien second, la menaça, dit l'histoire, de ce châtiment dont on punit les enfants dans les écoles. Il n'y a que des mœurs établies, ou des mœurs qui cherchent à s'établir, qui puissent faire imaginer une pareille chose.

Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs : voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.

1. L. 8, Cod. de repudiis. (M.)

2. Et de la loi des Douze Tables. Voyez Cicéron, seconde Philippique, C. LXIX. (M.)

3. Si verberibus, quæ ingenuis aliena sunt, afficientem probaverit. (M) 4. Dans la Novelle CXVII, chap. xiv. (M.)

COMMENT LES LOIS PEUVENT CONTRIBUER A FORMER

ET

LES MOEURS, LES MANIÈRES

LE CARACTÈRE D'UNE NATION.

Les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de sa servitude celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté.

:

J'ai parlé au livre XI1 d'un peuple libre; j'ai donné les principes de sa constitution: voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s'en former, et les manières qui en résultent.

Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les lois, les mœurs et les manières de cette nation; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devroient avoir un grand rapport à ses lois.

Comme il y auroit dans cet État deux pouvoirs visibles: la puissance législative et l'exécutrice, et que tout citoyen y auroit sa volonté propre, et feroit valoir à son gré son indépendance, la plupart des gens auroient plus d'affection pour une de ces puissances que pour l'autre, le

1. Chap. vi. (M.) C'est du peuple anglais qu'il s'agit.

2. C'est une allusion aux tories et aux whigs; les premiers, défenseurs de la prérogative royale; les seconds, plus dévoués à la cause popu

grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux.

Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourroit donner de grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendroient d'elle seroient portés à se tourner de son côté, et elle pourroit être attaquée par tous ceux qui n'en espéreroient rien.

Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer, paroîtroient dans toute leur étendue; et si cela étoit autrement, l'État seroit comme un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions parce qu'il n'a point de forces.

La haine qui seroit entre les deux partis dureroit, parce qu'elle seroit toujours impuissante.

Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenoit trop le dessus, l'effet de la liberté feroit que celuici seroit abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l'autre.

Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivroit beaucoup ses caprices et ses fantaisies, on changeroit souvent de parti; on en abandonneroit un où l'on laisseroit tous ses amis pour se lier à un autre dans lequel on trouveroit tous ses ennemis; et souvent, dans cette nation, on pourroit oublier les lois de l'amitié et celles de la haine.

Le monarque serait dans le cas des particuliers; et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auroient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l'auroient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix.

On craint de voir échapper un bien que l'on sent,

que l'on ne connoît guère, et qu'on peut nous déguiser; et la crainte grossit toujours les objets. Le peuple seroit inquiet sur sa situation, et croiroit être en danger dans les moments même les plus sûrs'.

D'autant mieux que ceux qui s'opposeroient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteroient les terreurs du peuple, qui ne sauroit jamais au juste s'il seroit en danger ou non. Mais cela même contribueroit à lui faire éviter les vrais périls où il pourroit, dans la suite, être exposé.

Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, et étant plus éclairé que lui, il pourroit le faire revenir des mauvaises impressions qu'on lui auroit données, et calmer ses mouvements.

C'est le grand avantage qu'auroit ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avoit une puissance immédiate; car, lorsque les orateurs l'agitoient, ces agitations avoient toujours leur effet.

Ainsi, quand les terreurs imprimées n'auroient point d'objet certain, elles ne produiroient que de vaines clameurs et des injures : et elles auroient même ce bon effet, qu'elles tendroient tous les ressorts du gouvernement, et rendroient tous les citoyens attentifs 2. Mais si elles naissoient à l'occasion du renversement des lois fondamentales, elles seroient sourdes, funestes, atroces, et produiroient des catastrophes.

[merged small][ocr errors][merged small]

Qui ne peut ni servir, ni vivre en liberté.
(VOLTAIRE, Henriade, chant 1.)

2. On trouvera les mêmes raisons développées chez Hume, Essais moraux et politiques, 11o essai, De la liberté de la presse. Il ne faut pas oublier que Hume écrivait en 1742.

Bientôt on verroit un calme affreux, pendant lequel tout se réuniroit contre la puissance violatrice des lois.

Si, dans le cas où les inquiétudes n'ont pas d'objet certain, quelque puissance étrangère menaçoit l'État, et le mettoit en danger de sa fortune ou de sa gloire; pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réuniroit en faveur de la puissance exécutrice.

Que si les disputes étoient formées à l'occasion de la violation des lois fondamentales, et qu'une puissance étrangère parût, il y auroit une révolution qui ne changeroit pas la forme du gouvernement, ni sa constitution: car les révolutions que forme la liberté ne sont qu'une confirmation de la liberté 1.

Une nation libre peut avoir un libérateur; une nation subjuguée ne peut avoir qu'un autre oppresseur.

Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans un État, en a assez pour le devenir lui-même.

Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu'il pense; et que, pour la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu'il pense, un citoyen, dans cet État, diroit et écriroit tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire ou d'écrire.

Cette nation, toujours échauffée, pourroit plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l'esprit des hommes; et il seroit facile à ceux qui la gouverneroient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts.

Cette nation aimeroit prodigieusement sa liberté, parce

1. Allusion à l'influence de Louis XIV sur la cour d'Angleterre, à l'expulsion de Jacques II et à la révolution de 1688.

2. A. B. Ne lui ont pas défendu de dire ou d'écrire expressément.

« PreviousContinue »