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COMMENT S'EST FAITE CETTE UNION DE LA RELIGION, DES LOIS, DES MOEURS ET DES MANIÈRES

CHEZ LES CHINOIS.

Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l'empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les pères, et ils rassemblèrent toutes leurs forces pour cela. Ils établirent une infinité de rites et de cérémonies, pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il étoit impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivants. Les cérémonies pour les pères morts avoient plus de rapport à la religion celles pour les pères vivants avoient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières; mais ce n'étoit que les parties d'un même code, et ce code étoit très-étendu.

Le respect pour les pères étoit nécessairement lié avec tout ce qui représentoit les pères les vieillards, les maîtres, les magistrats, l'empereur. Ce respect pour les pères supposoit un retour d'amour pour les enfants; et par conséquent le même retour des vieillards aux jeunes

1. A. B. Ils ramassèrent.

gens, des magistrats à ceux qui leur étoient soumis, de l'empereur à ses sujets. Tout cela formoit les rites, et ces rites l'esprit général de la nation.

On va sentir le rapport que peuvent avoir, avec la constitution fondamentale de la Chine, les choses qui paroissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l'on a pour elle, vous affoiblissez le respect pour les magistrats, qu'on regarde comme des pères; les magistrats n'auront plus le même soin pour les peuples, qu'ils doivent considérer comme des enfants; ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'État. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa belle-mère ; mais si l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu'il est nécessaire d'imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l'esprit qui gouverne l'empire, l'on verra qu'il est nécessaire qu'une telle ou une telle action particulière se fasse1.

1. Ces observations sur le caractère des institutions chinoises sont ingénieuses et vraies; mais il ne faut pas s'imaginer que le culte des aïeux soit une invention, un calcul de législateur. Montesquieu est tombé dans une erreur trop répandue au XVIIIe siècle. Ces premières législations sont des coutumes nationales, qui ont leur racine dans les croyances et les mœurs du peuple; le législateur les reconnaît; il ne les crée pas.

EXPLICATION D'UN PARADOXE SUR LES CHINOIS.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que les Chinois, dont la vie est entièrement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît surtout dans le commerce, qui n'a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achète doit porter' sa propre balance; chaque marchand en ayant trois, une forte pour acheter, une légère pour vendre, et une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

Les législateurs de la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fùt soumis et tranquille, et qu'il fût laborieux et industrieux. Par la nature du climat et du terrain, il a une vie précaire; on n'y est assuré de sa vie qu'à force d'industrie et de travail.

Quand tout le monde obéit et que tout le monde travaille, l'État est dans une heureuse situation. C'est la nécessité, et peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain; et les lois n'ont pas songé à l'arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d'acquérir par violence; tout a été

1. Journal de Lange en 1721 et 1722; tome VIII des Voyages du Nord, p. 363. (M.)

permis, quand il s'est agi d'obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l'Europe. Chacun, à la Chine, a dû être attentif à ce qui lui étoit utile; si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devoit penser aux siens. A Lacédémone, il étoit permis de voler1; à la Chine, il est permis de tromper.

1. Sup. Liv. IV, ch. vi; tome III, p. 153, note 3.

COMMENT LES LOIS DOIVENT ÊTRE RELATIVES

AUX MOEURS ET AUX MANIÈRES.

Il n'y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées les lois, les mœurs et les manières; mais quoiqu'elles soient séparées, elles ne laissent pas d'avoir entre elles de grands rapports.

On demanda à Solon si les lois qu'il avoit données aux Athéniens étoient les meilleures : « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu'ils pouvoient souffrir1. » Belle parole, qui devroit être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons, » cela signifie qu'ils n'avoient qu'une bonté relative; ce qui est l'éponge de toutes les difficultés que l'on peut faire sur les lois de Moïse.

1. Plutarque, Vie de Solon, c. IX.

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