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La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée, a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d'elle, et que ces peuples n'étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violents qu'il employa étoient inutiles; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes étoient renfermées, et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour, il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyoit des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étoient étrangères au climat, et y avoient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre I, donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendoit pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires1.

Il n'avoit donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation: il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes; les leur ôter violemment, c'est les rendre malheureux: il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes 3.

1. Ceci n'est-il pas trop absolu? Est-il bien sûr que la religion soit moins puissante que le climat pour réformer les mœurs et les manières? Le climat agit directement sur le corps, indirectement sur l'esprit; la religion change l'homme intérieur et triomphe du climat. Les Juifs, par exemple, ne sont-ils pas juifs en tout pays?

2. C'est-à-dire : Il ne faut donc pas changer violemment les mœurs par les lois, mais engager les peuples à changer eux-mêmes leurs mœurs.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité, est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son

ressort'.

1. Belle maxime qu'on ne saurait trop méditer. La loi est faite pour établir la paix entre les citoyens, et assurer le règne de la justice. Son objet n'est point d'asservir les hommes aux caprices et aux fantaisies du législateur. La grande erreur d es utopistes, c'est de s'imaginer qu'ils ont le droit et la puissance de remanier la nature humaine; et combien de législateurs ne sont-ils que des utopistes?

INFLUENCE DU GOUVERNEMENT DOMESTIQUE

SUR LE POLITIQUE.

Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes, avec l'esprit de la monarchie.

COMMENT QUELQUES LÉGISLATEURS ONT CONFONDU
LES PRINCIPES QUI GOUVERNENT LES HOMMES 1.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

II y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

3

Quelquefois, dans un État, ces choses se confondent. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et

1. Montesquieu prête au législateur des intentions qu'il n'a pas eues, et lui attribue un pouvoir qui ne lui appartient pas. Chez les peuples primitifs, le droit fait partie de la religion, et ne se distingue pas de la morale. La coutume embrasse toute la vie du citoyen. Aujourd'hui nons distinguons entre la loi qui ne concerne que les actes dont les tiers peuvent souffrir, et la morale ou la religion qui ne regarde que l'homme intérieur; mais c'est chose toute moderne. Les Spartiates n'y pouvaient pas plus songer que les vieux Romains. Tant que l'Église catholique a été un des grands pouvoirs de l'État, elle n'a pas reconnu davantage cette distinction.

2. A. Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, etc.

3. Moise fit un même code pour les lois et la religion. Les premiers Romains confondirent les coutumes anciennes avec les lois. (M.)

les manières; et les législateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières : c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup; que chacun sentit à tous les instants qu'il devoit beaucoup aux autres; qu'il n'y avoit point de citoyen qui ne dépendît, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.

:

Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens1 de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée moyen très-propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des règles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise?

La civilité vaut mieux3, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour c'est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre.

Lycurgue, dont les institutions étoient dures, n'eut point la civilité pour objet, lorsqu'il forma les manières : il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il vouloit donner à

1. Voyez le P. du Halde, Description de la Chine, t. II. (M.) 2. A. B. A inspirer de la douceur. Corrigé dans l'édition de 1751. 3. A. B. Vaut bien mieux. Corrigé dans l'édition de 1751.

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