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DES PEUPLES QUI CONNOISSENT L'USAGE

DE LA MONNOIE.

Aristippe, ayant fait naufrage, nagea et aborda1 au rivage prochain; il vit qu'on avoit tracé sur le sable des figures de géométrie : il se sentit ému de joie, jugeant qu'il étoit arrivé chez un peuple grec, et non pas chez un peuple barbare 2.

Soyez seul, et arrivez par quelque accident chez un peuple inconnu; si vous voyez une pièce de monnoie, comptez que vous êtes arrivé chez une nation policée.

La culture des terres demande l'usage de la monnoie. Cette culture suppose beaucoup d'arts et de connoissances; et l'on voit toujours marcher d'un pas égal les arts, les connoissances et les besoins. Tout cela conduit à l'établissement d'un signe de valeurs3.

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Les torrents et les incendies nous ont fait découvrir que les terres contenoient des métaux. Quand ils en ont été une fois séparés, il a été aisé de les employer.

1. A. B. nagea et arriva au rivage prochain.

2. Cic., de Rep., liv. I, ch. xvII. On a fait la même histoire du philosophe qui, en arrivant sur une terre inconnue, y vit un pendu. Le supplice supposait une justice organisée, par conséquent un peuple civilisé.

3. Inf., XXII, 11.

4. C'est ainsi que Diodore, liv. V, ch. xxxv, nous dit que les bergers trouvèrent l'or des Pyrénées. (M.)

5. A. B. Nous ont fait découvrir que les métaux étoient dans les terres.

DES LOIS CIVILES

CHEZ LES PEUPLES QUI NE CONNOISSENT POINT

L'USAGE DE LA MONNOIE.

Quand un peuple n'a pas l'usage de la monnoie, on ne connoît guère chez lui que les injustices qui viennent de la violence; et les gens foibles, en s'unissant, se défendent contre la violence. Il n'y a guère là que des arrangements politiques. Mais chez un peuple où la monnoie est établie, on est sujet aux injustices qui viennent de la ruse; et ces injustices peuvent être exercées de mille façons. On y est donc forcé d'avoir de bonnes lois. civiles; elles naissent avec les nouveaux moyens et les diverses manières d'être méchant 1.

Dans les pays où il n'y a point de monnoie, le ravisseur n'enlève que des choses, et les choses ne se ressemblent jamais. Dans les pays où il y a de la monnoie, le ravisseur enlève des signes, et les signes se ressemblent toujours. Dans les premiers pays rien ne peut être caché, parce que le ravisseur porte toujours avec lui des preuves de sa conviction: cela n'est pas de même dans les autres.

1. Elles naissent plutôt de la diversité et du mélange des intérêts. 2. A. B. C'est tout le contraire dans les autres.

DES LOIS POLITIQUES

CHEZ LES PEUPLES QUI N'ONT POINT L'USAGE

DE LA MONNOIE.

Ce qui assure le plus la liberté des peuples qui ne cultivent point les terres, c'est que la monnoie leur est inconnue1. Les fruits de la chasse, de la pêche, ou des troupeaux, ne peuvent s'assembler en assez grande quantité, ni se garder assez, pour qu'un homme se trouve en état de corrompre tous les autres au lieu que, lorsque l'on a des signes de richesses, on peut faire un amas de ces signes, et les distribuer à qui l'on veut.

Chez les peuples qui n'ont point de monnoie, chacun a peu de besoins, et les satisfait aisément et également. L'égalité est donc forcée; aussi leurs chefs ne sont-ils point despotiques.

1. V. Sup. ch. XIV, note I. On a beaucoup abusé des sauvages, de leur prétendue liberté et de leurs vertus primitives. Rousseau a fini par mettre l'âge d'or chez ces barbares. Montesquieu ne va pas aussi loin; mais il est entaché de cette erreur; on reconnaît chez l'auteur des Troglodites un élève de Platon, un admirateur de Fénelon.

FORCE DE LA SUPERSTITION.

Si ce que les relations nous disent est vrai, la constitution d'un peuple de la Louisiane nommé les Natchés, déroge à ceci. Leur chef1 dispose des biens de tous ses sujets, et les fait travailler à sa fantaisie: ils ne peuvent lui refuser leur tête; il est comme le Grand Seigneur. Lorsque l'héritier présomptif vient à naître, on lui donne tous les enfants à la mamelle, pour le servir pendant sa vie. Vous diriez que c'est le grand Sésostris. Ce chef est traité dans sa cabane avec les cérémonies qu'on feroit à un empereur du Japon ou de la Chine.

Les préjugés de la superstition sont supérieurs à tous les autres préjugés, et ses raisons à toutes les autres raisons. Ainsi, quoique les peuples sauvages ne connoissent point naturellement le despotisme, ce peuple-ci le connoît. Ils adorent le soleil, et si leur chef n'avoit pas imaginé qu'il étoit le frère du soleil, ils n'auroient trouvé en lui qu'un misérable comme eux 2.

1. Lettres édifiantes, vingtième recueil. (M.)

2. Ces coutumes donneraient à penser que les Natchez, chantés par Chateaubriand, appartiennent à une race particulière, venue peut-être du Mexique. On ne trouve rien de pareil chez les autres sauvages de l'Amérique du Nord.

DE LA LIBERTÉ DES ARABES ET DE LA SERVITUDE
DES TARTARES.

Les Arabes et les Tartares sont des peuples pasteurs. Les Arabes se trouvent dans les cas généraux dont nous avons parlé, et sont libres; au lieu que les Tartares (peuple le plus singulier de la terre) se trouvent dans l'esclavage politique 1. J'ai déjà donné quelques raisons de ce dernier fait : en voici de nouvelles.

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Ils n'ont point de villes, ils n'ont point de forêts, ils ont peu de marais; leurs rivières sont presque toujours glacées; ils habitent une immense plaine; ils ont des pâturages et des troupeaux, et par conséquent des biens: mais ils n'ont aucune espèce de retraite ni de défense. Sitôt qu'un kan est vaincu, on lui coupe la tête3; on traite de la même manière ses enfants; et tous ses sujets appartiennent au vainqueur. On ne les condamne pas à un esclavage civil; ils seroient à charge à une nation simple, qui n'a point de terres à cultiver, et n'a besoin d'aucun service domestique. Ils augmentent donc la

1. Lorsqu'on proclame un kan, tout le peuple s'écrie: Que sa parole lui serve de glaive. (M.)

2. Liv. XVII, chap. v. (M.)

3. Ainsi, il ne faut pas être étonné si Mirivéis, s'étant rendu maître d'Ispahan, fit tuer tous les princes du sang. (M.)

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