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ennemis de la Chine; mais cela n'empêche pas qu'ils n'aient porté dans la Tartarie l'esprit du gouvernement chinois.

Souvent une partie de la nation tartare qui a conquis, est chassée elle-même; et elle rapporte dans ses désert un esprit de servitude qu'elle a acquis dans le climat de l'esclavage. L'histoire de la Chine nous en fournit de grands exemples, et notre histoire ancienne aussi 1.

C'est ce qui a fait que le génie de la nation tartare ou gétique a toujours été semblable à celui des empires de l'Asie. Les peuples, dans ceux-ci, sont gouvernés par le bâton; les peuples tartares, par les longs fouets. L'esprit de l'Europe a toujours été contraire à ces mœurs : et, dans tous les temps, ce que les peuples d'Asie ont appelé punition, les peuples d'Europe l'ont appelé outrage 2.

Les Tartares détruisant l'empire grec, établirent dans les pays conquis la servitude et le despotisme; les Goths 3 conquérant l'empire romain, fondèrent partout la monarchie et la liberté.

Je ne sais si le fameux Rudbeck, qui, dans son Atlantique, a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l'habitent, au-dessus de tous les peuples du monde; c'est qu'elles

1. Les Scythes conquirent trois fois l'Asie, et en furent trois fois chassés. Justin, liv. II, c. m. (M.)

2. Ceci n'est point contraire à ce que je dirai au liv. XXIII, chap. xx, sur la manière de penser des peuples germains sur le bâton. Quelque instrument que ce fût, ils regardèrent toujours comme un affront le pouvoir ou l'action arbitraire de battre. (M.) Cette note a paru pour la première fois dans B.

3. Montesquieu appelle ainsi les Germains.

4. Rudbeck (1630-1702), naturaliste suédois, aumônier de GustaveAdolphe, a essayé de prouver dans son Atlantica (4 vol. in-fo), que l'Atlantide de Platon était la Scandinavie.

ont été la source de la liberté de l'Europe, c'est-à-dire de presque toute celle qui est aujourd'hui parmi les hommes.

Le Goth Jornandès a appelé le nord de l'Europe la fabrique du genre humain3. Je l'appellerai plutôt la fabrique des instruments qui brisent les fers forgés au midi. C'est-là que se forment ces nations vaillantes, qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans et les esclaves, et apprendre aux hommes que, la nature les ayant faits égaux, la raison n'a pu les rendre dépendants que pour leur bonheur.

1. A. B. La ressource.

2. Humani generis officinam. (M.)

NOUVELLE CAUSE PHYSIQUE DE LA SERVITUDE DE L'ASIE ET DE LA LIBERTÉ DE L'EUROPE.

En Asie, on a toujours vu de grands empires; en Europe, ils n'ont jamais pu subsister. C'est que l'Asie que nous connoissons a de plus grandes plaines; elle est coupée en plus grands morceaux par les mers 1; et, comme elle est plus au midi, les sources y sont plus aisément taries, les montagnes y sont moins couvertes de neiges, et les fleuves moins grossis y forment de moindres barrières.

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La puissance doit donc être toujours despotique en Asie. Car, si la servitude n'y étoit pas extrême 3, il se feroit d'abord un partage que la nature du pays ne peut pas souffrir.

En Europe, le partage naturel forme plusieurs États d'une étendue médiocre, dans lesquels le gouvernement des lois n'est pas incompatible avec le maintien de l'État : au contraire, il y est si favorable, que, sans elles, cet État tombe dans la décadence, et devient inférieur à tous les autres.

1. A. B. Par les montagnes et les mers.

2. Les eaux se perdent ou s'évaporent avant de se ramasser, ou après s'être ramassées. (M.)

3. Sup., X, XVI.

C'est ce qui a formé un génie de liberté, qui rend chaque partie très-difficile à être subjuguée et soumise à une force étrangère, autrement que par les lois et l'utilité de son commerce.

Au contraire, il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l'a jamais quittée; et, dans toutes les histoires de ce pays, il n'est pas possible de trouver un seul trait qui marque une âme libre: on n'y verra jamais que l'héroïsme de la servitude 1.

1. Sup. V, XII.

DE L'AFRIQUE ET DE L'AMÉRIQUE.

Voilà ce que je puis dire sur l'Asie et sur l'Europe. L'Afrique est dans un climat pareil à celui du midi de l'Asie, et elle est dans une même servitude. L'Amérique 1 détruite et nouvellement repeuplée par les nations de l'Europe et de l'Afrique, ne peut guère aujourd'hui montrer son propre génie; mais ce que nous savons de son ancienne histoire est très--conforme à nos principes.

1. Les petits peuples barbares de l'Amérique sont appelés Indios bravos par les Espagnols, bien plus difficiles à soumettre que les grands empires du Mexique et du Pérou. (M.) Les Indios bravos ou sauvages sont opposés aux Indios mansos, c'est-à-dire civilisés ou apprivoisés. En espagnol, cosa brava est une bête sauvage.

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