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DES MONARCHIES QUE NOUS CONNOISSONS.

Les monarchies que nous connoissons n'ont pas, comme celle dont nous venons de parler, la liberté pour leur objet direct; elles ne tendent qu'à la gloire des citoyens, de l'État et du prince. Mais de cette gloire il résulte un esprit de liberté qui, dans ces États, peut faire d'aussi grandes choses, et peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même.

Les trois pouvoirs n'y sont point distribués et fondus sur le modèle de la constitution dont nous avons parlé. Ils ont chacun une distribution particulière, selon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique; et, s'ils n'en approchoient pas, la monarchie dégénéreroit en despotisme.

1. La France.

2. Sup. XI, v.

POURQUOI LES ANCIENS N'AVOIENT PAS UNE IDÉE
BIEN CLAIRE DE LA MONARCHIE.

Les anciens ne connoissoient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, et encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentants d'une nation. Les républiques de Grèce et d'Italie étoient des villes qui avoient chacune leur gouvernement, et qui assembloient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n'y avoit presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne1; tout cela étoit de petits peuples ou de petites républiques; l'Afrique même étoit soumise à une grande; l'Asie Mineure étoit occupée par les colonies grecques. Il n'y avoit donc point d'exemple de députés de villes, ni d'assemblées d'États; il falloit aller jusqu'en Perse pour trouver le gouvernement d'un seul.

Il est vrai qu'il y avoit des républiques fédératives; plusieurs villes envoyoient des députés à une assemblée.

1. M. de Montesquieu a-t-il donc oublié qu'il existoit, dans le temps dont il parle, des rois en Macédoine, en Syrie, en Égypte, des rois de Pont et de Bithynie dans l'Asie Mineure, des rois numides et maures en Afrique? (CRÉVIER.) — Je crois que Montesquieu eût répondu qu'il voyait dans tous ces États des despotismes, mais non pas des monarchies au sens qu'il donne à ce mot.

Mais je dis qu'il n'y avoit point de monarchie sur ce modèle-là.

Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connoissons. Les nations germaniques qui conquirent l'empire romain étoient, comme l'on sait, très-libres. On n'a qu'à voir là-dessus Tacite sur les mœurs des Germains. Les conquérants se répandirent dans le pays; ils habitoient les campagnes, et peu les villes. Quand ils étoient en Germanie, toute la nation pouvoit s'assembler. Lorsqu'ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il falloit pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avoit fait avant la conquête elle le fit par des représentants. Voilà l'origine du gouvernement gothique1 parmi nous. Il fut d'abord mêlé de l'aristocratie et de la monarchie. Il avoit cet inconvénient que le bas peuple y étoit esclave. C'étoit un bon gouvernement qui avoit en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d'accorder des lettres d'affranchissement; et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l'Europe dans le temps qu'il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d'un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer“.

1. Montesquieu emploie le mot gothique comme synonyme de germanique.

2. Lettres persanes, CXXXI.

3. Cette phrase est en note dans A. B.

4. A. Que les hommes ont pu imaginer.

MANIÈRE DE PENSER D'ARISTOTE.

L'embarras d'Aristote paroît visiblement quand il traite de la monarchie1. Il en établit cinq espèces : il ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d'accident, comme les vertus ou les vices du prince; ou par des choses étrangères, comme l'usurpation de la tyrannie, ou la succession à la tyrannie.

Aristote met au rang des monarchies et l'empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l'un étoit un État despotique, et l'autre, une république ?

Les anciens, qui ne connoissoient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un seul, ne pouvoient se faire une idée juste de la monarchie'.

1. Politique, liv. III, chap. xiv. (M.) Pour Aristote, la monarchie est le gouvernement légitime d'un seul homme, quelle que soit la diversité de ce pouvoir unique chez des peuples différents.

2. C'est-à-dire de la monarchie avec des Ordres, des corporations et des priviléges, telle que l'entend Montesquieu.

MANIÈRE DE PENSER DES AUTRES POLITIQUES.

Pour tempérer le gouvernement d'un seul, Arribas1, roi d'Épire, n'imagina qu'une république. Les Molosses, ne sachant comment borner le même pouvoir, firent deux rois2: par là on affoiblissoit l'État plus que le commandement; on vouloit des rivaux, et on avoit des ennemis.

Deux rois n'étoient tolérables qu'à Lacédémone; ils n'y formoient pas la constitution, mais ils étoient une partie de la constitution.

1. Voyez Justin, liv. XVII, c. ш. Primus leges et senatum, annuosque magistratus, et reipublicæ formam composuit. (M.) On voit que dans ce passage Respublica veut dire un État libre, un gouvernement policé, et non pas une république. La réforme faite, l'Épire n'en resta pas moins une monarchie. Arribas mourut sur le trône, laissant pour successeur son fils Néoptolème qui fut père d'Olympias, mère d'Alexandre le Grand. Les rois d'Épire ont duré jusqu'à Paul-Émile qui détruisit leur puissance.

2. Aristote, Politique, liv. V, chap. Ix. (M.) Montesquieu a mal compris ce passage d'Aristote. Les Molosses n'eurent jamais qu'un roi.

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