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que cette hauteur1 est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivières de l'Asie aient leur source dans le pays, il manque cependant d'eau, de façon qu'il ne peut être habité qu'auprès des rivières et des lacs ».

Ces faits posés, je raisonne ainsi : l'Asie n'a point proprement de zone tempérée; et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c'est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Chine la Corée et le Japon.

En Europe, au contraire, la zone tempérée est trèsétendue, quoiqu'elle soit située dans des climats trèsdifférents entre eux, n'y ayant point de rapport entre les climats d'Espagne et d'Italie, et ceux de Norwége et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin ; qu'il n'y a pas une notable différence; et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue.

De là il suit qu'en Asie, les nations sont opposées aux nations du fort au foible; les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides: il faut donc que l'un soit conquis, et l'autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C'est la grande raison de la foiblesse de l'Asie et de la force de l'Europe, de la liberté de l'Europe et de la servitude de l'Asie: cause que je ne sache pas que l'on ait encore remarquée. C'est ce qui

1. La Tartarie est donc comme une espèce de montagne plate. (M.) 2. Les Asiatiques, dit Aristote, sont adroits et ingénieux; mais ils n'ont

fait qu'en Asie il n'arrive jamais que la liberté augmente; au lieu qu'en Europe elle augmente ou diminue selon les circonstances.

Que la noblesse moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d'impatience que les climats du Midi ne donnent point. N'y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours? Qu'un autre royaume du Nord ait perdu ses lois, on peut s'en fier au climat, il ne les a pas perdues d'une manière irrévocable 1.

pas de cœur, de là vient qu'ils obéissent et servent toujours. Politique, liv. VII, ch. vII.

1. C'est au Danemark que l'auteur fait allusion (Considérations sur la grandeur des Romains, ch. xv); mais La Baumelle, dans sa cinquième lettre sur l'Esprit des lois, a démontré que la définition de l'État despotique ne convenait point au Danemark, pays, dit-il, où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies.

CONSÉQUENCE DE CECI.

Ce que nous venons de dire s'accorde avec les événements de l'histoire. L'Asie a été subjuguée treize fois; onze fois par les peuples du Nord, deux fois par ceux du Midi. Dans les temps reculés, les Scythes la conquirent trois fois; ensuite les Mèdes et les Perses chacun une; les Grecs, les Arabes, les Mogols, les Turcs, les Tartares, les Persans et les Aguans 1. Je ne parle que de la haute Asie, et je ne dis rien des invasions faites dans le reste du midi de cette partie du monde, qui a continuellement souffert de très-grandes révolutions.

En Europe, au contraire, nous ne connoissons, depuis l'établissement des colonies grecques et phéniciennes, que quatre grands changements : le premier causé par les conquêtes des Romains; le second, par les inondations des Barbares qui détruisirent ces mêmes Romains; le troisième, par les victoires de Charlemagne ; et le dernier, par les invasions des Normands. Et si l'on examine bien ceci, on trouvera, dans ces changements mêmes, une force générale répandue dans toutes les parties de l'Europe. On sait la difficulté que les Romains trouvèrent à conquérir en Europe, et la facilité qu'ils eurent à envahir l'Asie. On con

1. Les Afghans.

noît les peines que les peuples du Nord eurent à renverser l'empire romain, les guerres et les travaux de Charlemagne, les diverses entreprises des Normands. Les destructeurs étoient sans cesse détruits.

QUE QUAND LES PEUPLES DU NORD DE L'ASIE

ET CEUX DU NORD DE L'EUROPE

ONT CONQUIS, LES EFFETS DE LA CONQUÊTE
N'ÉTOIENT PAS LES MÊMES.

Les peuples du nord de l'Europe l'ont conquise en hommes libres; les peuples du nord de l'Asie l'ont conquise en esclaves, et n'ont vaincu que pour un maître.

La raison en est que le peuple tartare, conquérant naturel de l'Asie, est devenu esclave lui-même. Il conquiert sans cesse dans le midi de l'Asie, il forme des empires; mais la partie de la nation qui reste dans le pays se trouve soumise à un grand maître, qui, despotique dans le midi, veut encore l'être dans le nord; et, avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérants. Cela se voit bien aujourd'hui dans ce vaste pays qu'on appelle la Tartarie chinoise, que l'empereur gouverne presque aussi despotiquement que la Chine même, et qu'il étend tous les jours par ses conquêtes.

On peut voir encore dans l'histoire de la Chine que les empereurs ont envoyé des colonies chinoises dans la Tartarie. Ces Chinois sont devenus Tartares et mortels

1. Comme Venti, cinquième empereur de la cinquième dynastie. (M.)

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