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Le divorce a ordinairement une grande utilité politique; et quant à l'utilité civile, il est établi pour le mari et pour la femme, et n'est pas toujours favorable aux enfants1.

1. Le divorce est une question complexe, qui a toujours embarrassé le législateur. Si l'on ne considère que les deux époux, il semble naturel d'admettre la séparation de deux individus qui ne peuvent plus vivre ensemble; mais si l'on considère l'effet produit sur la société, l'incertitude que jette dans tous les ménages la facilité d'une séparation, l'encouragement donné à la passion qui voit dans le divorce un moyen de se satisfaire en transformant l'adultère en union légitime, on comprend que dans certains pays on ait sacrifié l'intérêt individuel à l'intérêt social. Quant aux enfants, il ne faut point dire avec Montesquieu que le divorce ne leur est pas toujours favorable; on peut affirmer que la plupart du temps le divorce est pour eux le plus grand des malheurs. C'est l'abandon, c'est une mauvaise éducation, c'est la perversion du cœur et de l'esprit.

DE LA RÉPUDIATION ET DU DIVORCE

CHEZ LES ROMAINS.

Romulus permit au mari de répudier sa femme si elle avoit commis un adultère, préparé du poison, ou falsifié les clefs. Il ne donna point aux femmes le droit de répudier leur mari. Plutarque 1 appelle cette loi, une loi trèsdure.

Comme la loi d'Athènes donnoit à la femme, aussi bien qu'au mari, la faculté de répudier; et que l'on voit que les femmes obtinrent ce droit chez les premiers Romains, nonobstant la loi de Romulus, il est clair que cette institution fut une de celles que les députés de Rome rapportèrent d'Athènes, et qu'elle fut mise dans les lois des Douze Tables 3.

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Cicéron dit que les causes de répudiation venoient de la loi des Douze Tables. On ne peut donc pas douter que

1. Vie de Romulus, c. xi. (M.)

2. C'étoit une loi de Solon. (M.)

3. On ne sait rien de certain sur cette légation d'Athènes, et il n'est pas permis de dire que telle ou telle disposition de la loi des Douze Tables est un emprunt fait aux Grecs. Il est difficile d'admettre que, dans un pays où la loi regardait la femme comme la fille de son mari, cette femme eût le droit de répudiation.

4. Mimam res suas sibi habere jussit, ex duodecim tabulis causam addidit. Philipp. II, c. LXIX. (M.)

cette loi n'eût augmenté le nombre des causes de répudiation établies par Romulus.

La faculté du divorce fut encore une disposition, ou du moins une conséquence de la loi des Douze Tables. Car, dès le moment que la femme ou le mari avoit séparément le droit de répudier, à plus forte raison pouvoient-ils se quitter de concert, et par une volonté mutuelle.

La loi ne demandoit point qu'on donnât des causes pour le divorce. C'est que, par la nature de la chose, il faut des causes pour la répudiation, et qu'il n'en faut point pour le divorce; parce que là où la loi établit des causes qui peuvent rompre le mariage, l'incompatibilité mutuelle est la plus forte de toutes.

Denys d'Halicarnasse 2, Valère-Maxime 3 et Aulu-Gelle rapportent un fait qui ne me paroît pas vraisemblable 3. Ils disent que, quoiqu'on eût à Rome la faculté de répudier sa femme, on eut tant de respect pour les auspices, que personne, pendant cinq cent vingt ans 6, n'usa de ce droit jusqu'à Carvilius Ruga, qui répudia la sienne pour cause de stérilité. Mais il suffit de connoître la nature de l'esprit humain pour sentir quel prodige ce seroit que, la loi donnant à tout un peuple un droit pareil, personne n'en usât. Coriolan, partant pour son exil, conseilla à sa femme de

1. Justinien changea cela. Novelle 117, chap. x. (M)

2. Liv. II. (M.)

3. Liv. II, chap. iv. (M.)

4. Liv. IV, chap. I. (M.)

5. A. B. Le fait rapporté par Denys d'Halicarnasse, etc., que quoi qu'on eût à Rome, etc., ne me paroît pas vraisemblable. Il n'y a qu'à connoître, etc.

6. Selon Denys d'Halicarnasse et Valère-Maxime, et cinq cent vingttrois, selon Aulu-Gelle. Aussi ne mettent-ils pas les mêmes consuls. (M.) 7. Voyez le discours de Véturie, dans Denys d'Halicarnasse, liv. VIII. (M.) Ce n'était pas un divorce; Coriolan perdait le droit de cité; c'était un mort civil; son mariage était rompu.

se marier à un homme plus heureux que lui. Nous venons de voir que la loi des Douze Tables et les mœurs des Romains étendirent beaucoup la loi de Romulus. Pourquoi ces extensions, si on n'avoit jamais fait usage de la faculté de répudier? De plus, si les citoyens eurent un tel respect pour les auspices, qu'ils ne répudièrent jamais, pourquoi les législateurs de Rome en eurent-ils moins? Comment la loi corrompit-elle sans cesse les mœurs?

En rapprochant deux passages de Plutarque, on verra disparoître le merveilleux du fait en question. La loi royale 1 permettoit au mari de répudier dans les trois cas dont nous avons parlé. « Et elle vouloit, dit Plutarque 2, que celui qui répudieroit dans d'autres cas, fût obligé de donner la moitié de ses biens à sa femme, et que l'autre moitié fût consacrée à Cérès. » On pouvoit donc répudier dans tous les cas, en se soumettant à la peine. Personne ne le fit avant Carvilius Ruga3, « qui, comme dit encore Plutarque, répudia sa femme pour cause de stérilité, deux cent trente ans après Romulus » ; c'est-à-dire, qu'il la répudia soixante et onze ans avant la loi des Douze Tables, qui étendit le pouvoir de répudier, et les causes de répudiation.

Les auteurs que j'ai cités disent que Carvilius Ruga aimoit sa femme; mais qu'à cause de sa stérilité, les censeurs lui firent faire serment qu'il la répudieroit, afin qu'il pût donner des enfants à la république; et que cela le

1. Plutarque, Vie de Romulus. (M.)

2. Plutarque, Vie de Romulus. (M.)

3. Effectivement, la cause de stérilité n'est point portée par la loi de Romulus. Il y a apparence qu'il ne fut point sujet à la confiscation, puisqu'il suivoit l'ordre des censeurs. (M.)

4. Dans la Comparaison de Thésée et de Romulus. (M.)

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rendit odieux au peuple1. Il faut connoître le génie du peuple romain pour découvrir la vraie cause de la haine qu'il conçut pour Carvilius. Ce n'est point parce que Carvilius répudia sa femme qu'il tomba dans la disgrâce du peuple c'est une chose dont le peuple ne s'embarrassoit pas. Mais Carvilius avoit fait un serment aux censeurs, qu'attendu la stérilité de sa femme, il la répudieroit pour donner des enfants à la république. C'étoit un joug que le peuple voyoit que les censeurs alloient mettre sur lui. Je ferai voir, dans la suite de cet ouvrage, les répugnances qu'il eut toujours pour des règlements pareils. Mais d'où peut venir une telle contradiction entre ces auteurs? Le voici Plutarque a examiné un fait, et les autres ont raconté une merveille 5.

1. M. de Montesquieu dit d'une part que ce divorce est antérieur de soixante-douze ans à la loi des Douze Tables, et de l'autre il suppose que les censeurs intervinrent dans cette affaire. Or, avant la loi des Douze Tables, il n'y avait point de censeurs; l'époque de leur création est postérieure de quelques années aux décemvirs. (CRévier.)

2. Valère Maxime, Liv. II, ch. 11, dit que les Romains le blâmèrent: Quia nec cupiditatem quidem liberorum conjugali fidei præponi debuisse arbitrabantur.

3. Au liv. XXIII, chap. xxi. (M.)

4. A. B. Pour des règlements pareils. Il faut expliquer les lois par les lois, et l'histoire par l'histoire.

On comprend que Montesquieu ait effacé cette dernière phrase; elle est en contradiction avec une autre maxime (liv. XXXI, ch. 1, à la fin), qui est la clef même de l'Esprit des lois.

5. Ces deux dernières phrases manquent dans A B.

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