Page images
PDF
EPUB

PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LE GOUVERNEMENT

MODÉRÉ.

L'humanité que l'on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l'État modéré les dangers que l'on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s'accoutument à tout, et à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Les Athéniens traitoient leurs esclaves avec une grande douceur: on ne voit point qu'ils aient troublé l'État à Athènes, comme ils ébranlèrent celui de Lacédémone.

On ne voit point que les premiers Romains aient eu des inquiétudes à l'occasion de leurs esclaves. Ce fut lorsqu'ils eurent perdu pour eux tous les sentiments de l'humanité, que l'on vit naître ces guerres civiles qu'on a comparées aux guerres puniques1.

Les nations simples, et qui s'attachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves que celles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivoient, travailloient et mangeoient avec leurs esclaves; ils avoient pour eux beaucoup de douceur et d'équité : la plus grande peine qu'ils leur infligeassent étoit de les

1.

« La Sicile, dit Florus, plus cruellement dévastée par la guerre servile que par la guerre punique. » Liv. III, c. XIX. (M.)

faire passer devant leurs voisins avec un morceau de bois fourchu sur le dos. Les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves; il ne falloit point de lois.

Mais, lorsque les Romains se furent agrandis, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leur travail, mais les instruments de leur luxe et de leur orgueil; comme il n'y avoit point de mœurs, on eut besoin de lois. Il en fallut même de terribles pour établir la sûreté de ces maîtres cruels qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.

1

On fit le sénatus-consulte Sillanien et d'autres lois 1 qui établirent que, lorsqu'un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu'on pût entendre la voix d'un homme, seroient, sans distinction, condamnés à la mort. Ceux qui, dans ce cas, réfugioient un esclave pour le sauver étoient punis comme meurtriers. Celui-là même à qui son maître auroit ordonné de le tuer, et qui lui auroit obéi, auroit été coupable; celui qui ne l'auroit point empêché de se tuer lui-même, auroit été puni. Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir ceux qui étoient restés avec lui, et ceux qui s'étoient enfuis. Toutes ces lois avoient lieu contre ceux mêmes dont l'innocence étoit prouvée; elles avoient pour objet de donner aux esclaves pour leur maître un respect prodi

1. Voyez tout le titre de senat. consult. Sillan. au ff. (M.)

2. Résugier pour dire abriter, cacher, donner un refuge, est un mot qui est particulier à Montesquieu.

3. L. Si quis, $§ 12, au ff. de senat. consult. Sillan. (M.)

4. Quand Antoine commanda à Éros de le tuer, ce n'étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même, puisque, s'il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître. (M.)

5. L. 1, § 22, ff. de senat. consult. Sillan. (M.)

6. L. 1, § 31, ff. ibid., lib. XXIX, tit. v. (M.)— Tac., Ann., XIV, XLII.

gieux. Elles n'étoient pas dépendantes du gouvernement civil, mais d'un vice ou d'une imperfection du gouvernement civil. Elles ne dérivoient point de l'équité des lois civiles, puisqu'elles étoient contraires aux principes des lois civiles. Elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre, à cela près que c'étoit dans le sein de l'État qu'étoient les ennemis. Le sénatus-consulte Sillanien dérivoit du droit des gens, qui veut qu'une société, même imparfaite, se conserve.

C'est un malheur du gouvernement lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des lois cruelles. C'est parce qu'on a rendu l'obéissance difficile que l'on est obligé d'aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Un législateur prudent prévient le malheur de devenir un législateur terrible. C'est parce que les esclaves ne purent avoir, chez les Romains, de confiance dans la loi, que la loi ne put avoir de confiance

en eux.

REGLEMENTS A FAIRE ENTRE LE MAITRE

ET LES ESCLAVES.

Le magistrat doit veiller à ce que l'esclave ait sa nourriture et son vêtement cela doit être réglé par la loi.

Les lois doivent avoir attention qu'ils soient soignés dans leurs maladies et dans leur vieillesse. Claude 'ordonna que les esclaves, qui auroient été abandonnés par leurs maîtres, étant malades, seroient libres s'ils échappoient3. Cette loi assuroit leur liberté ; il auroit encore fallu assurer leur vie.

Quand la loi permet au maître d'ôter la vie à son esclave, c'est un droit qu'il doit exercer comme juge, et non pas comme maître il faut que la loi ordonne des formalités qui ôtent le soupçon d'une action violente.

Lorsqu'à Rome il ne fut plus permis aux pères de faire mourir leurs enfants, les magistrats infligèrent la peine que le père vouloit prescrire. Un usage pareil entre le

1. A. B. Règlement à faire, etc.

2. Xiphilin, in Claudio. (M.)

3. C'est-à-dire s'ils guérissaient.

4. Voyez la loi 3 au Code de patria potestate, qui est de l'empereur Alexandre [Sévère]. (M.)

maître et les esclaves seroit raisonnable dans les pays où les maîtres ont droit de vie et de mort.

1

La loi de Moïse 1 étoit bien rude. « Si quelqu'un frappe son esclave, et qu'il meure sous sa main, il sera puni; mais s'il survit un jour ou deux, il ne le sera pas, parce que c'est son argent. » Quel peuple que celui où il falloit que la loi civile se relâchât de la loi naturelle 2!

3

Par une loi des Grecs 3, les esclaves, trop rudement traités par leurs maîtres, pouvoient demander d'être vendus à un autre. Dans les derniers temps, il y eut à Rome une pareille loi'. Un maître irrité contre son esclave, et un esclave irrité contre son maître, doivent être séparés.

Quand un citoyen maltraite l'esclave d'un autre, il faut que celui-ci puisse aller devant le juge. Les lois de Platon et de la plupart des peuples ôtent aux esclaves la défense naturelle il faut donc leur donner la défense civile.

A Lacédémone, les esclaves ne pouvoient avoir aucune justice contre les insultes ni contre les injures. L'excès de leur malheur étoit tel qu'ils n'étoient pas seulement esclaves d'un citoyen, mais encore du public; ils appartenoient à tous et à un seul. A Rome, dans le tort fait à un esclave, on ne considéroit que l'intérêt du maître . On

1. Exode, ch. XXI.

2. Il n'y a pas là une férocité judaique; on ne voit pas que les Juifs fussent cruels avec leurs esclaves. Dès que l'esclave est une chose aux yeux de la loi, il est naturel (pour parler comme Montesquieu) qu'on croie le maitre assez puni par la perte de sa chose. On retrouve la même cruauté législative dans la plupart des pays où règne l'esclavage. En ce point les temps modernes ne sont pas moins odieux que l'antiquité.

3. Plutarque, De la superstition. (M.)

4. Voyez la constitution d'Antonin Pie. Institut., liv. I, tit. vII. (M.) 5. Des Lois, Liv. IX. (M.) Inf., XXVI, 11.

6. Ce fut encore souvent l'esprit des lois des peuples qui sortirent de la

« PreviousContinue »