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par les soldats, et après la chaleur de l'action, sont rejetés de toutes les nations 1 du monde.

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2o Il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix l'esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriété du maître; le maître ne donneroit donc rien, et l'esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on; mais le pécule est accessoire à la personne. S'il n'est pas permis de se tuer, parce qu'on se dérobe à sa patrie, il n'est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l'État populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un acte d'une telle extravagance, qu'on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l'achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n'a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devoient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s'empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes 3.

La troisième manière, c'est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car, si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n'étoit pas né. Si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfants.

Ce qui fait que la mort d'un criminel est une chose

1. Si l'on ne veut citer celles qui mangent leurs prisonniers. (M.) 2. Je parle de l'esclavage pris à la rigueur, tel qu'il étoit chez les Romains, et qu'il est établi dans nos colonies. (M.)

3. Voyez la lettre de Montesquieu à Grosley.

licite, c'est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a conservé la vie à tous les instants, il ne peut donc pas réclamer contre elle1. Il n'en est pas de même de l'esclave: la loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile; elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui: ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

On dira qu'elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudroit donc réduire l'esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfants, la nature qui a donné du lait aux mères a pourvu à leur nourriture; et le reste de leur enfance est si près de l'âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu'on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien.

L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui qui n'est point dans la société, et que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, c'est-à-dire par la loi du maître2.

1. Sup., XII, II.

2. Montesquieu proteste ici contre la théorie antique défendue jusqu'à lui par Grotius, De jure belli et pacis, liv. V, Bossuet, Avert. aux protestants, et Locke, Gouv. civ., ch. vi, § 9.

AUTRE ORIGINE DU DROIT DE L'ESCLAVAGE.

J'aimerois autant dire que le droit de l'esclavage vient du mépris qu'une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.

Lopès de Gomara1 dit « que les Espagnols trouvèrent, près de Sainte-Marthe, des paniers où les habitants avoient des denrées : c'étoient des cancres, des limaçons, des cigales, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus ». L'auteur avoue que c'est là-dessus qu'on fonda le droit qui rendoit les Américains esclaves des Espagnols; outre qu'ils fumoient du tabac, et qu'ils ne se faisoient pas la barbe à l'espagnole.

Les connoissances rendent les hommes doux; la raison porte à l'humanité: il n'y a que les préjugés qui y fassent

renoncer.

1. Biblioth. angl,, t. XIII, part. 11, art. 3. (M.) Gomara, Hist. gen. de las Indias, c. LXIX.

AUTRE ORIGINE DU DROIT DE L'ESCLAVAGE.

J'aimerois autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation.

Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l'Amérique dans leurs crimes1. C'est sur cette idée qu'ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui vouloient absolument être brigands et chrétiens, étoient très-dévots.

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Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendoit esclaves les nègres de ses colonies; mais quand on lui eut bien mis dans l'esprit que c'étoit la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit.

1. Voyez l'Histoire de la conquête du Mexique, par Solis, et celle du Pérou, par Garcilasso de la Vega. (M.)

2. Le P. Labat, Nouveau Voyage aux iles de l'Amérique, t. IV, p. 114, an. 1722, in-12. (M.)

DE L'ESCLAVAGE DES NEGRES.

Si j'avois à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirois :

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre seroit trop cher, si l'on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l'idée que Dieu, qui est un être très-sage1, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étoient d'une si grande conséquence,

1. A. B. Un être sage.

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