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nous porte au désir de voir cesser cette douleur : le poids de la vie est un mal qui n'a point de lieu particulier, et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.

Il est clair que les lois civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l'homicide de soi-même1; mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu'on ne punit les effets de la démence 2.

1. Ces raisons n'ont jamais été raisonnables. Comment punir un cadavre insensible? La mort nous soustrait à l'empire des lois humaines. Flétrir la mémoire, confisquer les biens, ce n'est pas punir celui qui s'est tué, c'est punir la femme, les enfants, la famille, c'est-à-dire des innocents.

2. Les Anglais appellent cette maladie spleen, qu'ils prononcent splin ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la rate. Molière, dans l'Amour médecin, acte III, scène VIII, a fait dire à des bouffons:

Veut-on qu'on rabatte
Par des moyens doux
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous,
Qu'on laisse Hippocrate
Et qu'on vienne à nous.

Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate; à présent elles sont affligées de vapeurs et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le splin ou la splin, et se tuent par humeur. Ils s'en vantent, car quiconque se pend à Londres, ou se noie, ou se tire un coup de pistolet, est mis dans la gazette.

... Ils prétendent à l'honneur exclusif de se tuer. Mais si l'on voulait rabattre cet orgueil, on leur prouverait que dans la seule année 1764, on a compté à Paris plus de cinquante personnes qui se sont donné la mort. On leur dirait que chaque année il y a douze suicides dans Genève qui ne contient que vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.

Les climats n'ont guère changé depuis que Romulus et Remus eurent une louve pour nourrice. Cependant pourquoi, si vous en exceptez [le poëte] Lucrèce, dont l'histoire n'est pas bien avérée, aucun Romain de marque n'a-t-il eu une assez forte spleen pour attenter à sa vie? Et pourquoi, ensuite, dans l'espace de si peu d'années, Caton d'Utique, Brutus, Cassius, Antoine et tant d'autres donnèrent-ils cet exemple au monde? N'y a-t-il pas quelque autre raison que le climat qui rendit ces suicides si communs? (VOLTAIRE.)

EFFETS QUI RÉSULTENT DU CLIMAT D'ANGLETERRE 1.

Dans une nation à qui une maladie du climat affecte tellement l'âme, qu'elle pourroit porter le dégoût de toutes choses jusqu'à celui de la vie, on voit bien que le gouvernement qui conviendroit le mieux à des gens à qui tout seroit insupportable, seroit celui où ils ne pourroient pas se prendre à un seul de ce qui causeroit leurs chagrins; et où les lois gouvernant plutôt que les hommes, il faudroit, pour changer l'État, les renverser elles

mêmes.

Que si la même nation avoit encore reçu du climat un certain caractère d'impatience qui ne lui permît pas de souffrir longtemps les mêmes choses, on voit bien que le gouvernement dont nous venons de parler seroit encore le plus convenable 2.

Ce caractère d'impatience n'est pas grand par luimême; mais il peut le devenir beaucoup, quand il est joint avec le courage.

Il est différent de la légèreté, qui fait que l'on entreprend sans sujet, et que l'on abandonne de même. Il approche plus de l'opiniâtreté, parce qu'il vient d'un sen

1. A. Effets d'un certain climat.

2. L'impatience n'est guère le défaut qu'on reproche aux Anglais d'aujourd'hui.

timent des maux, si vif, qu'il ne s'affoiblit pas même par l'habitude de les souffrir.

Ce caractère, dans une nation libre, seroit très-propre à déconcerter les projets de la tyrannie1, qui est toujours lente et foible dans ses commencements, comme elle est prompte et vive dans sa fin; qui ne montre d'abord qu'une main pour secourir, et opprime ensuite avec une infinité de bras.

La servitude commence toujours par le sommeil. Mais un peuple qui n'a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse, et trouve tous les endroits douloureux, ne pourroit guère s'endormir.

La politique est une lime sourde, qui use et qui parvient lentement à sa fin. Or les hommes dont nous venons de parler ne pourroient soutenir les lenteurs, les détails, le sang-froid des négociations; ils y réussiroient souvent moins que toute autre nation; et ils perdroient, par leurs traités, ce qu'ils auroient obtenu par leurs armes.

1. Je prends ici ce mot pour le dessein de renverser le pouvoir établi, et surtout la démocratie. C'est la signification que lui donnoient les Grecs et les Romains. (M.)

2. C'était au dernier siècle la prétention des Anglais que, dans les négociations et les traités, ils étaient toujours dupes de leur simplicité. Ils se sont corrigés de cette faiblesse, si elle a jamais existé.

AUTRES EFFETS DU CLIMAT.

Nos pères, les anciens Germains, habitoient un climat où les passions étoient très-calmes. Leurs lois ne trouvoient dans les choses que ce qu'elles voyoient, et n’imaginoient rien de plus. Et comme elles jugeoient des insultes faites aux hommes par la grandeur des blessures, elles ne mettoient pas plus de raffinement dans les offenses faites aux femmes. La loi des Allemands est là-dessus fort singulière. Si l'on découvre une femme à la tête, on paiera une amende de six sols; autant si c'est à la jambe jusqu'au genou; le double depuis le genou. Il semble que la loi mesuroit la grandeur des outrages faits à la personne des femmes, comme on mesure une figure de géométrie; elle ne punissoit point le crime de l'imagination, elle punissoit celui des yeux. Mais lorsqu'une nation germanique se fut transportée en Espagne, le climat trouva bien d'autres lois. La loi des Wisigoths défendit aux médecins de saigner une femme ingénue qu'en présence de son père ou de sa mère, de son frère, de son fils ou de son oncle. L'imagination des peuples s'alluma, celle des légis

1. Sup., X, .

2. Chap. LVIII, § 1 et 2. (M.)

lateurs s'échauffa de même; la loi soupçonna tout pour un peuple qui pouvoit tout soupçonner.

Ces lois eurent donc une extrême attention sur les deux sexes. Mais il semble que, dans les punitions qu'elles firent, elles songèrent plus à flatter la vengeance particulière qu'à exercer la vengeance publique. Ainsi, dans la plupart des cas, elles réduisoient les deux coupables dans la servitude des parents ou du mari offensé. Une femme1 ingénue, qui s'étoit livrée à un homme marié, étoit remise dans la puissance de sa femme, pour en disposer à sa volonté. Elles obligeoient les esclaves de lier et de présenter au mari sa femme qu'ils surprenoient en adultère; elles permettoient à ses enfants de l'accuser, et de mettre à la question ses esclaves pour la convaincre. Aussi furentelles plus propres à raffiner à l'excès un certain point d'honneur qu'à former une bonne police. Et il ne faut pas être étonné si le comte Julien crut qu'un outrage de cette espèce demandoit la perte de sa patrie et de son roi. On ne doit pas être surpris si les Maures, avec une telle conformité de mœurs, trouvèrent tant de facilité à s'établir en Espagne, à s'y maintenir et à retarder la chute de leur empire.

3

1. Loi des Wisigoths, liv. III, tit. iv, S 9. (M.)
2. Ibid., liv. III, tit. iv, § 6. (M.) Inf., XXVI, XIX.
3. Ibid., liv. III, tit. iv, § 13. (M.)

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